lundi 5 avril 2010

Neuf scènes de la vie d'un comité exécutif

Les neuf chapitres suivants racontent l'histoire fictive de Caroline Raissac, DSI de Monep - une filiale de services bancaires en ligne d'une grande banque. L'organigramme de Monep (abbréviation de "Monepargne.com") est le suivant:
  • Laurence de V. - Présidente
  • Ludovic Niège - Finances
  • Ravi Mutatsuru - Marketing
  • Antoine Viener - Stratégie
  • Armand Pujol - Business Development
  • Paul Bellon - Opérations et Qualité
  • Caroline Raissac - DSI
  • Noémie Lagourd - Ressouces Humaines
Ces neuf scènes représentent des débats autour du système d'information de Monep, qui ont lieu pendant le comité exécutif.

Chapitre 1: Pourquoi l'informatique coûte-t-elle si cher ?

Cette journée avait pourtant bien commencé pour Caroline. La belle lumière du mois de Juin lui faisait particulièrement apprécier le plaisir de déposer ses deux filles à l’école, un bâtiment clair et moderne au fond d’une allée d’érables. Ce rituel, inscrit dans l’agenda deux jours par semaine, lui permettait de débuter la journée pleine d’énergie, captée sur les sourires de ses petites « têtes blondes », pas si petites que cela d’ailleurs. Le comité exécutif de 14 heures ne donnait pas lieu à s’inquiéter, avec une matinée pour préparer ses sujets et s’assurer qu’elle connaissait « par cœur » l’état des systèmes et la chronologie des incidents en cours avec leurs explications et plannings de restauration associés. De plus, le sujet principal était « la productivité de la fonction marketing chez MonEpargne.com ». On pouvait donc penser que pour une fois, l’informatique ne serait pas sur la sellette. Le sujet serait présenté par Antoine, le jeune loup de la stratégie, et Caroline avait bien senti la tension monter entre Antoine et Ravi, le directeur « Marketing et Clientèle », mais à chacun ses soucis…

MonEpargne.com, la société dont Caroline Raissac est le DSI, est une filiale d’une grande banque de détail, lancée en 2000, qui propose des produits d’épargne et des services de gestion sur Internet. Le produit phare est le portail client, qui permet d’agréger des produits proposés par la banque, par quelques banques partenaires au niveau européen, et des outils de gestion fournis par des « partenaires de services », des start-up du monde Internet. Ces outils permettent de manipuler, comparer, analyser ses comptes de trente-six façons possibles ; Caroline n’est toujours pas persuadée de l’intérêt réel, mais cela crée du trafic, et MonEpargne.com en profite pour vendre des produits financiers avec une belle efficacité. Ce nom évoque l’époque de la bulle Internet, et est devenu quelque peu désuet. Mais c’est le problème de la directrice de la marque… et en attendant, en interne, tout le monde l’a abrégé en « MonEp ».

Deux heures moins dix, Caroline entre dans la salle du conseil. Elle fait partie du comité exécutif depuis la création de l’entreprise, un des privilèges associés au fait de travailler dans une entreprise pour laquelle l’informatique est l’outil de production, l’usine au cœur du métier. Tout le monde n’est pas encore arrivé, mais Caroline a horreur de se faire remarquer, et préfère observer.

Antoine Viener, un jeune polytechnicien de 34 ans dont le grand front est accentué par un crâne dégarni, prend la parole. Caroline l’écoute avec curiosité : après tout, le marketing, comme l’informatique, est une direction pour laquelle il est difficile de définir de façon quantitative ce qui y est produit. Il s’agit de fonctions intellectuelles, dans cette « société de la connaissance et de l’information », et dont l’efficacité sur le terrain est associée à un écosystème externe d’acteurs et d’évènements. Il lui semble donc difficile de quantifier le travail de ces directions, et encore plus de lui associer une performance. L’exposé d’Antoine devient vite technique, et parle de coût de contact, de puissance et de fréquence… Caroline se souvient de ses cours de statistiques à l’ENSIMAG.

« Il n’est pas possible de considérer la productivité de la fonction Marketing sans évoquer l’ensemble des fonctions supports ». La voix claire d’Antoine Viener a sorti Caroline de sa posture d’écoute passive. « En particulier, la direction Marketing et Clientèle s’appuie fortement sur les outils informatiques mis à disposition par la DSI ».

Caroline s’est redressée sur son siège, cet excès de zèle d’Antoine ne présage rien de bon.

« Je me suis livré à une analyse des projets livrés par la DSI aux services Marketing sur les cinq dernières années. Les résultats sont alarmants. Les coûts augmentent de façon régulière, ainsi que les délais de réalisation, ce qui est logique par ailleurs.

Étant donné l’importance des outils informatiques dans la définition et la gestion des campagnes, nous avons une situation inquiétante, qui, en toute objectivité, rend difficile l’optimisation de la performance économique des fonctions marketing. Et je ne parle pas du décisionnel, dont l’activité repose à 100 % sur les services associés au datawarehouse.

– Mais la DSI n’est pas responsable de la taille des projets, réplique Caroline, ce sont les expressions de besoin qui sont devenues plus complexes…

– Allons donc, intervient Ravi Mutatsuru, directeur du Marketing, nous sommes sur des activités régulières et récurrentes. Lisez donc le Kotler, vous verrez : le marketing est une discipline mûre, nous innovons à l’intérieur de processus bien établis et standardisés. Je ne crois pas que la définition d’une campagne ou la validation d’un produit ait radicalement changé en cinq ans.

– Il ne s’agit pas de cela, au fur et à mesure des années, nous avons développé un parc applicatif complexe et interconnecté, les nouveaux outils ou projets d’évolutions doivent tenir compte de cet existant. Nous avons des coûts d’intégration qui augmentent, c’est normal. » Les mots de Caroline s’accélèrent sous l’effet de la tension.

Antoine Viener reprend la parole, après s’être assuré qu’il a maintenant l’attention complète de la présidente.

« J’ai pris un exemple concret – le petit rusé se souvient que la présidente adore se reposer sur des cas concrets pense Caroline – celui du projet de définition des groupes d’usages. Vous vous souvenez, il s’agissait simplement de faire ce que tout le monde fait, par exemple Amazon.com, c’est-à-dire proposer des services de gestion des comptes en fonction de l’appartenance à un groupe semblable en termes de contacts et d’opérations sur notre site. Le projet a coûté cinq millions d’euros ! De quoi payer cinquante personnes sur une année. Je n’arrive pas à comprendre pourquoi il faut cinquante personnes pour programmer une simple analyse statistique… et d’ailleurs avec cinquante agents commerciaux faisant des appels sortants, on pourrait sûrement générer plus de chiffre d’affaire qu’avec cette modification de notre portail.

– C’est vrai, au début de l’entreprise, on faisait plein de petits projets informatiques sympathiques, maintenant les coûts et les délais sont devenus impossibles ». Ravi a décidé de se joindre à Antoine, la diversion sur ses problèmes d’effectifs arrive à point nommé.

« Pas étonnant que tout le monde externalise, le modèle des DSI en France arrive à sa limite. Les DSI ne sont que des intermédiaires qui font travailler des sous-traitants en prenant des marges surprenantes, qui utilisent des matériels hors de prix, et même des PC facturés 1 500 par an alors qu’ils valent 500 à la FNAC. En fait les DSI françaises ne sont pas capables de faire les mêmes gains en productivité que les sociétés en Inde, qui ont acquis un niveau de maturité supérieure, c’est même Caroline qui l’a reconnu il y a un mois lorsque nous avions parlé de CMMI ». Cette charge vient d’être portée par Julie Tavelle, une grande brune qui s’occupe de la relation client sous l’autorité de Ravi, et se fait un devoir d’énoncer des vérités stratégico-géo-politiques depuis qu’elle est revenue de son MBA à l’INSEAD.

« Ne confondons pas tout, plaide Caroline qui est maintenant sous stress, nous pourrons revenir sur le niveau CMMI ou sur la différence entre un PC nu et un PC installé et maintenu, mais ce qui explique la montée des coûts du hardware c’est que nous avons augmenté les exigences de qualité de service alors même que notre nombre de clients augmentait. Je vous ai montré l’amélioration sensible des courbes de disponibilité il y a deux mois.

– Tout le monde sait que la qualité réduit les coûts d’opération, intervient Armand Pujol, le directeur du business development. Compte tenu du poids des opérations manuelles dans la structure des coûts, vous deviez constater des gains, et non pas une détérioration.

– Je vous rappelle que nous avons effectué un benchmarking sur les coûts d’opération par client il y a deux ans, et que nous étions bien positionnés…

– Antoine, avez-vous mesuré également l’évolution des coûts de la plate-forme d’envoi de SMS en masse ? » Ludovic Niège a décidé de venir en aide à Caroline. Cette plate-forme a été « outsourcée » à un grand intégrateur, la DSI étant en sous-capacité, et le projet a connu de nombreux incidents. Le dernier en date est l’augmentation de la maintenance par le fournisseur qui se plaint que les constantes demandes d’évolution rendent toute mutualisation impossible. Ludovic est le directeur financier, c’est un camarade de prépa de la présidente, il n’est pas facile d’ignorer ses remarques.

« Nous avons dépassé l’heure et ce sujet n’était pas à l’ordre du jour ». La voix glaciale de la présidente sonne comme le gong qui annonce la fin du premier round. « En revanche, il est clair que ce sujet est préoccupant et que la DSI doit travailler avec la direction de la stratégie pour exposer son plan de contribution à la productivité de l’entreprise ». Laurence de V. sait terminer une réunion, personne n’insiste et chacun replie ses classeurs. « En synthèse, nous avons construit une informatique chère, ce dont vous êtes tous responsables », Laurence de V. prend son temps en regardant l’ensemble des membres du comité exécutif, « et il est de notre devoir de savoir nous remettre en question. Je remercie Antoine de nous avoir conduit à cette prise de conscience ».

Caroline sort mal à l’aise. Elle sait que le sujet du coût de l’informatique est « vieux comme le monde (informatique) », elle sent confusément le piège et regrette de ne pas l’avoir vu venir. Elle n’a pas été à la hauteur, en cette époque où tout le monde ne parle que d’offshore et d’une « commodity IT », elle devrait avoir un dossier sous le coude en permanence pour défendre le bilan économique de la DSI.

Chapitre 2: L'informatique produit-elle de la valeur ?

« Connaissez-vous le livre de Nicholas Carr, Does IT Matter ? Un de mes amis me l’a offert pendant les vacances de Noël et je l’ai lu ce week-end. Il est très intéressant, surtout après notre débat lors du dernier comité exécutif. J’ai demandé à mon assistante de vous en faire parvenir une copie pour que nous puissions débattre de son applicabilité à MonEp. Il soutient que le plus grand risque en matière d’informatique, c’est de trop dépenser, une idée qui m’a paru particulièrement incisive ».

Ce mail de Laurence de V. ne surprend pas Caroline Raissac, assise devant son bureau pour son exercice matinal de lecture des e-mails. Le nom de Nicholas Carr est célèbre dans la profession informatique depuis la parution de son article dans la Harvard Business Review. Caroline n’a pas encore lu le livre, mais elle a conservé la copie de l’article sur lequel elle a ajouté ses notes personnelles, son point de vue de DSI. Cette confrontation, il faut bien appeler les choses par leur nom et Caroline n’est pas naïve, ne lui déplaît pas, cela sera l’occasion de revenir sur des points essentiels du débat précédent, et l’argumentation de N. Carr peut également lui fournir des points d’appui. Caroline reprend la lecture du mail de la présidente.

« Je voudrais avoir une réunion franche et constructive, donc en petit comité. J’ai demandé à Antoine de l’organiser la semaine prochaine, en y conviant également Ludovic, puisqu’il s’agit de mieux piloter les dépenses et Noémie Lagourd, au cas où nous devrions parler sérieusement d’outsourcing. » Cette référence au nom de famille de la DRH fait remarquer à Caroline qu’elle n’est pas la seule à avoir des difficultés de communication personnelle avec Noémie.

Mardi soir, 17 heures. Les cinq protagonistes sont tous installés dans la petite salle de conférence qui jouxte le bureau de la présidente. Caroline se sent prête, elle a placé des petits post-it sur les pages importantes, et elle a demandé à Gilles Kupper, le directeur des études informatiques, de lui faire une synthèse des principaux projets informatiques depuis cinq ans. À cause de la température estivale, elle est habillée avec des vêtements amples. Elle n’aime pas de toute façon les regards sur son corps lorsqu’elle est sous stress – elle préfère le « dress to fight » au « dress to kill » de Julie Tavelle, la séduisante directrice de la relation client. Noémie Lagourd est habillée en noir, comme à son habitude, dans des vêtements trop serrés qui mettent ses formes généreuses en valeur.

Laurence introduit la réunion sans préambule, avec le style direct qui lui est propre.

« Vous avez lu ce livre. Le postulat de départ est une analyse économique incontestable. L’industrie informatique est devenue mature, la technologie se banalise et devient une « commodity ». Ce qui était un facteur de différentiation est devenu une « figure imposée » du pilotage d’une entreprise moderne, et la plupart des entreprises utilisent les mêmes solutions informatiques pour accomplir les mêmes fonctions. Les questions qui nous sont posées par Carr sont : comment éviter de surdépenser ? comment adopter une posture de suiveur et éviter les mirages technologiques ? comment exploiter cette « commoditisation » de l’informatique ? Antoine, avez-vous eu le temps d’y réfléchir ? »

Une question purement rhétorique, pense Antoine, le directeur de la stratégie, qui prend la parole après avoir distribué quatre copies d’un court mémo de deux pages.

« Ce qui me semble particulièrement intéressant dans ce livre – Caroline semble avoir détecté un sourire ironique sur les lèvres du directeur financier – c’est qu’il donne une ligne de conduite pour diviser par deux les coûts du « legacy » de MonEp. Le legacy, il se tourne vers Noémie, c’est la partie du système d’information déjà construite qui fonctionne très bien… la plupart du temps. Ce legacy nous coûte 20 Mpar an, ce qui est quand même énorme, et un plan de réduction de 50 % aurait un impact significatif sur les résultats. Il faut bien sûr réduire les évolutions au minimum, avec l’accord du marketing, migrer sur des architectures plus simples, utiliser des serveurs à base Intel, et renégocier notre contrat d’infogérance en les mettant en compétition avec une infogérance en Europe de l’Est.

– Cette simplification doit-elle se faire à qualité de service constante ? demande Caroline.

– On peut se donner un peu de marge, intervient Noémie Lagourd, et accepter une légère baisse, si cela permet de gagner 10 M. De toute façon, les utilisateurs sont habitués. Caroline se raidit en entendant cette petite pique.

– Merci Noémie, je ne suis pas vraiment sûre que vous réalisiez les impacts qu’aurait un programme de « gel du socle » sur les directions métiers. Une partie importante de nos applications a besoin de suivre les attentes du public, et pas seulement pour maintenir le catalogue des offres à jour. Une dégradation de la qualité de service sur le portail peut coûter beaucoup plus cher que les gains apportés par la standardisation et la simplification des serveurs. Mais ce n’est pas le point essentiel. J’ai repris les 15 projets les plus importants depuis 5 ans, qui représentent aujourd’hui 60 % des 20 Mdont parle Antoine, si j’en crois l’analyse des ROI que vous aviez fournis et validés avec Ludovic, et ces projets rapportent plus de 25 Mpar an. Ces 20 Mne sont pas un « boulet » – la moue de Caroline lorsqu’elle prononce ce mot trahit son ressentiment -, mais un patrimoine générateur de revenus.

– Le problème, Ludovic prend la parole, c’est que les hypothèses commerciales sur lesquelles sont construits les ROI ne sont pas suivies au cours du temps. Certains produits ne sont plus tellement utiles aujourd’hui.

– Il y a même des applications que les collaborateurs ne veulent pas utiliser, comme par exemple cet Intranet, où chacun devait enregistrer les ordres du jour et les comptes rendus des réunions, rajoute Noémie.

– Je suis parfaitement d’accord avec vous, conclut Caroline avec le sourire, la première chose à faire est de simplifier notre parc applicatif en faisant une analyse de la valeur. Le fond du sujet, Caroline se tourne vers Laurence de V., c’est que Nicholas Carr a raison en termes de technologies : les technologies informatiques se standardisent et s’uniformisent. Mais il va trop vite en besogne en termes de systèmes. La construction d’un système d’information aligné avec les objectifs opérationnels d’une entreprise n’est pas une discipline industrielle et mature, une prestation qu’on peut acheter sur un catalogue.

– Pourtant Nicholas Carr insiste sur le fait que même le logiciel devient une commodité, avec la prédominance des grands progiciels ; voire un service que l’on peut louer, avec des interfaces standardisées grâce aux « Web Services » – l’anglais impeccable de Laurence fait toujours l’admiration de Caroline.

– L’intégration applicative, même avec des technologies modernes et standardisées, reste un sujet difficile dès qu’il y a un grand nombre de clients exigeants. Si vous regardez les projets qui échouent et dont on parle dans la presse, ils utilisent les mêmes outils et les mêmes technologies que les projets dont nous sommes les plus fiers. Ce qui fait la réussite d’un projet aujourd’hui, ce sont les hommes, cela reste encore une question de compétences. Caroline se redresse sur sa chaise et réajuste mécaniquement son chemisier. Elle ne supporte pas l’idée d’un moindre pli pour pouvoir affronter sereinement le regard de sa présidente.

– Que pensez-vous de l’argument, page 120, comme quoi l’évolution vers une informatique dirigée par les coûts va nous permettre de faire des économies en achetant de façon plus efficace ? Caroline voit qu’Antoine est également un adepte du post-it.

– En matière de système d’information, l’achat n’est pas dirigé par les coûts. Lorsqu’on entreprend un projet informatique, on achète de la création de valeur par la transformation. Certains de nos projets ont des taux de rentabilité très élevés. Cette rentabilité est atteinte grâce à des caractéristiques subtiles d’ergonomie, de flexibilité ou d’exploitabilité, qui vont permettre l’appropriation et l’intégration dans les processus métiers. Ce ne sont pas les caractéristiques d’un marché de « commodité ».

– Caroline, tu ne crois pas que tu exagères dans ton opposition systématique ? Noémie Lagourd vient de se projeter dans la discussion avec sa posture de psychanalyste sur un plateau de télévision.

– Je ne suis pas en opposition systématique, Caroline a du mal à ne pas laisser percer son agacement vis-à-vis de Noémie, il y a beaucoup de choses très justes dans ce livre. Par exemple, page 130, il est conseillé de s’intéresser plus à la sécurisation du legacy qu’aux opportunités associées aux nouveaux projets. C’est exactement ce que je souhaite que nous fassions en maximisant la valeur de notre « socle », en termes de fiabilité et de sécurité. Le bon fonctionnement de ce qui existe peut créer plus de valeur qu’un nouveau projet, même si c’est moins excitant. Qui plus est, page 133, Carr insiste sur l’importance d’attirer et de fidéliser les meilleurs talents. Je ne suis donc pas la seule à penser qu’en matière de système d’information, la compétence reste une valeur clé.

– Cette discussion est très intéressante, Laurence de V. a repris le contrôle de la réunion. Je remercie Caroline pour la pertinence de ses analyses ; c’est visiblement le fruit d’une bonne préparation. Je trouve néanmoins que nous restons trop théoriques, il nous faudrait quelques points plus concrets. Je demande donc à Antoine de travailler avec Caroline et de reprendre contact avec la société HeadStart pour effectuer un benchmarking des coûts informatiques par rapport à nos concurrents. Faites quelque chose de simple, pour que nous puissions en discuter à la rentrée, au moment des budgets ».

« À chaque jour suffit sa peine, pense Caroline, j’ai gagné une bataille mais pas la guerre ». L’idée de travailler pendant la période des vacances avec Antoine et ses collaborateurs ne l’enchante pas, mais elle se dit qu’elle va déléguer le sujet à Gilles Kupper.

Chapitre 3: Comment comprendre les résultats du nouveau benchmarking ?

« Pouvez-vous me réserver une table pour quatre au restaurant Les deux aigles sur la place du marché ? Entre la rentrée des classes ce matin et le comex cet après-midi, je vais avoir besoin de me détendre ce soir ». Caroline sait qu’elle peut compter sur son assistante pour comprendre la tension nerveuse dont elle fait preuve depuis ce matin.

La présentation des résultats du benchmarking mené par le cabinet HeadStart est le premier sujet à l’ordre du jour du comité exécutif. Heureusement, tout le monde a bonne mine et il reste un petit air de vacances dans les couloirs. En prenant l’ascenseur, Ravi, le directeur du marketing, a complimenté Caroline sur son teint hâlé, un contraste saisissant avec les tensions du mois de Juin.

Antoine Viener rentre le dernier dans la salle du conseil, accompagné d’un jeune homme qui n’a pas l’air d’avoir beaucoup plus que vingt ans. Après l’avoir introduit, Antoine laisse la parole au jeune consultant de HeadStart.

« Merci beaucoup pour cette introduction. Je vous rappelle que le benchmarking est un outil d’aide à la réflexion. C’est vous qui fournirez l’analyse et nous n’avons pas la prétention de connaître votre métier. Notre rôle est simplement de collecter et de présenter des faits indiscutables. Le benchmarking n’est pas une science exacte, il faut savoir prendre en compte les conditions de marché qui varient d’une entreprise à l’autre. »

Les transparents qui servent d’introduction sont toujours les mêmes, pense Caroline. En fait, il n’y a que quatre transparents qui parlent réellement de MonEpargne.com. Caroline les a reçus la veille au soir : MonEp a le plus mauvais ratio IT/CA (les dépenses informatiques divisées par le chiffre d’affaire), son budget informatique étant un des plus gros du secteur son nombre d’ETP (équivalent temps-plein) est un des plus élevés, et son ratio projet/socle fait également partie du groupe des « trois mauvais élèves ». Caroline observe discrètement les réactions des membres du comité exécutif pendant que les transparents déroulent à l’écran.

« Je remercie toutes les équipes qui ont participé à la collecte de ces résultats, en particulier les équipes de la DSI. Nous avons été très impressionnés par le professionnalisme de votre entreprise. Comme convenu avec Antoine Viener, je vais vous laisser pour débattre, mais il me semble clair que ces indicateurs montrent qu’il est urgent d’entreprendre un plan de réduction des coûts. Une approche quick wins me semble appropriée : une semaine pour définir les cibles, un mois pour appliquer… et nous pourrions constater les premiers résultats avant la fin de l’année ».

« Bien joué, pense Caroline avec un léger sourire, il exploite le fantasme de la réaction rapide, et il a sûrement un contrat d’assistance avec un plan type prêt à signer dans son cartable ». Caroline est extraite de son aparté par la voix de Laurence de V. :

« Antoine, que pensez-vous du premier indicateur ? Le ratio IT/CA est-il pertinent et indique-t-il que nous sommes en train de surinvestir ? » Décidément, le livre de N. Carr a laissé des traces.

– C’est un peu compliqué ». Antoine semble se méfier de cette question. « D’un côté il est ennuyeux d’avoir des coûts informatiques par client plus importants que ceux de nos concurrents, d’un autre côté nous avons décidé de nous différencier en favorisant l’utilisation du portail pour donner accès à l’ensemble de nos services…

– On voit d’ailleurs que les trois entreprises les plus profitables ont un ratio supérieur à celui de la moyenne du secteur, renchérit Caroline.

– Je me souviens d’avoir lu une note du Gartner qui montrait une corrélation positive entre ce ratio et les revenus par client dans le domaine des télécommunications ». Ludovic Niège a toujours une bonne mémoire. « Une dépense informatique élevée par rapport au chiffre d’affaires n’est certainement pas un sujet de fierté, mais ce n’est pas non plus une tare.

– Nous sommes passés rapidement sur la répartition des dépenses informatiques par fonction, pour ma part je suis surprise de voir que d’autres entreprises assurent le support de la DRH avec des coûts très inférieurs, déclare Noémie Lagourd.

– C’est parce qu’ils ont externalisé leur gestion du personnel et de la paye en Europe de l’Est ». Antoine a répliqué du tac au tac, sa rapidité d’esprit est légendaire à MonEp. « Par exemple, la filiale de la Banque des Pays du Nord fait du Business Process Outsourcing en Hongrie. Leur DRH est un ancien camarade de lycée, il est très satisfait de cette approche et les économies constatées sont impressionnantes. Le BPO, c’est l’avenir, vous devriez vous y intéresser…

– On voit bien que vous ne comprenez rien à la dimension humaine de l’entreprise, une entreprise c’est autre chose que des chiffres, DRH cela signifie développer des ressources, pas faire des feuilles de paye.

– Justement, c’est à voir, intervient Caroline, en externalisant les progiciels RH, vous pourriez vous concentrer sur l’accompagnement psychologique des collaborateurs, et disposer de plus de temps pour nous aider à recruter les compétences qui nous manquent.

– Je vois que les vacances vous ont fait du bien, remarque la présidente avec ironie, pourriez-vous m’expliquer pourquoi nous sommes également en mauvaise posture en ce qui concerne l’indicateur projet/socle ? »

Caroline se lève et s’installe devant le paper-board. Cette petite diversion est l’occasion de préparer sa réponse.

« Je vous rappelle que, à périmètre égal, le coût du socle dépend de facteurs tels que l’âge du parc et les exigences de qualité de service. Si l’on fait une analyse des sociétés présentes dans l’échantillon du benchmarking, on peut distinguer trois groupes : les acteurs installés, les nouveaux acteurs et les low-costs ». Caroline a dessiné un petit diagramme avec deux axes : la taille du parc client et la date de création de l’entreprise. « Nous ne sommes pas tellement différents des autres sociétés leaders. Ceci dit, nous avons investi il y a deux ans dans une plate-forme complexe pour le portail, ce qui nous permet de traiter une partie de nos besoins d’évolution par simple paramétrage et sans faire de projet informatique. Cela a paradoxalement un impact négatif sur le ratio projet/socle. Nous sommes les premiers à avoir investi sur ce type de plate-forme. Il y a deux ans, nous avions un meilleur ratio qu’aujourd’hui ! »

Paul Bellon prend la parole, il faut bien qu’il s’exprime en tant que directeur des opérations et de la qualité. C’est un petit homme rond avec une grosse moustache, qui cache sa timidité en parlant d’une voix forte.

« J’ai essayé d’exploiter les données brutes fournies par HeadStart. Je me suis concentré sur la définition d’indicateurs métiers, mais ce n’est pas facile avec l’informatique…

– Pourtant, la DSI est la direction la plus mesurée de l’entreprise. Nous pointons l’ensemble des heures de collaborateurs, nous avons implémenté ABC pour le suivi des coûts…

– Bref, j’ai essayé de construire des coûts par serveur et des coûts par projet. Les résultats ne sont pas très bons…

– OK, je comprends l’idée du coût par serveur, mais à puissance équivalente et à qualité de service équivalente ? Je n’ai pas vu d’indicateur de QoS dans les données collectées par HeadStart. Je n’ai pas vu non plus de chiffre concernant la puissance de calcul déployée. Il est certain que les nouveaux entrants, qui démarrent sur des marchés de niche aujourd’hui, ont des coûts par serveur beaucoup plus faibles. En revanche, je connais le DSI de la BPN et ils ont les mêmes coûts au TPMC que nous ». Finalement, Caroline est contente d’être restée debout devant le tableau, cela lui donne un avantage psychologique.

« C’est vrai que nous faisons maintenant des projets lourds », Antoine a repris la parole en se demandant si Caroline va lui renvoyer l’argument de la plate-forme paramétrable qui a supprimé une partie des petits projets.

« Il y a deux questions : faisons-nous trop de projets ? Et ce n’est pas à moi qu’il faut poser la question, mais à l’ensemble du comité exécutif, et, d’autre part, nos projets sont-ils trop chers par rapport à leur périmètre ? Et là, franchement, il faudrait plus de données pour répondre. En revanche, le cas de HADB me pose des questions ».

HADB est une entreprise européenne de banque directe qui remonte progressivement son positionnement et a commencé à concurrencer MonEp. Caroline sent qu’elle a l’attention de tous.

« HADB a choisi une stratégie informatique de low-cost, et dans un premier temps, la qualité de service de leur site web n’était pas à la hauteur. Mes équipes me disent que depuis le début de l’année ils ont une bonne disponibilité, et les chiffres de HeadStart confirment qu’ils opèrent avec des coûts significativement plus bas que les nôtres. Je vais me pencher sur le sujet, cela pourrait changer notre stratégie lors du prochain remplacement de nos serveurs d’application. C’est vraiment une piste intéressante, et une des pépites contenues dans ce benchmarking.

– C’est cela l’intérêt du benchmarking, c’est le principe de la sérendipité : on découvre des idées qu’on ne cherchait pas. Si l’on sait ce que l’on cherche, il vaut mieux faire faire un audit. Dans le benchmarking, les informations ne sont pas assez détaillées pour porter des jugements, mais elles permettent de stimuler la réflexion ». Il n’y a que Ravi pour placer « sérendipité » dans son propos, s’amuse Caroline, mais elle apprécie le soutien implicite.

« Antoine, quand aurons-nous les résultats du benchmark de la fonction marketing ? Laurence de V. souhaite montrer qu’elle n’est pas naïve.

– J’ai délégué Julie Tavelle sur le sujet, Ravi répond avec le sourire, nous serons prêts le mois prochain. »

Caroline soupire, Antoine Viener est trop sous l’empire du charme de Julie pour exercer son esprit critique avec la même acuité que celle dont il a fait preuve vis-à-vis de la DSI.

Chapitre 4: Ça y est, encore un audit à l'informatique !

Caroline regarde sa montre pour la deuxième fois. Elle n’aime pas les réunions qui commencent en retard, même s’il s’agit d’un petit-déjeuner. Noémie Lagourd, la DRH, est en pleine conversation avec Paul Bellon ; Armand Pujol profite des croissants tout en consultant son Blackberry. Armand, dont la haute stature est accentuée par une épaisse chevelure bouclée, est le directeur du Business Development de MonEp.

« Excusez notre retard », déclare Antoine Viener en entrant dans la pièce en compagnie de son invité. « Je vous présente Jean-Pierre Lestrade, qui est un senior associate du cabinet HeadStart. Jean-Pierre a réalisé une mission sur la réorganisation de la direction technique de notre concurrent BPN, et j’ai pensé qu’il serait intéressant de discuter autour des idées et des principes proposés par HeadStart à BPN, sans rentrer dans le détail de la mission bien entendu.

– Bonjour à tous, je suis très heureux de faire votre connaissance et de pouvoir discuter d’organisation. Antoine m’a brièvement décrit l’organisation de MonEpargne.com et de sa DSI ». Jean-Pierre Lestrade a une voix grave et posée, en harmonie avec ses cheveux blancs et sa forte corpulence. Caroline ne l’a jamais rencontré, mais elle a beaucoup entendu parler de lui, en termes élogieux.

« En fait, j’aimerais vous parler de deux sujets : l’organisation en tant que structure, et l’organisation en tant que machine, dont le fonctionnement peut être fluidifié et accéléré. Bien sûr je vais m’appuyer sur l’exemple de BPN, mais je préfère traiter le sujet de façon générale, et d’ailleurs pas forcément uniquement celui d’une DSI. En matière d’organisation, nous avons travaillé sur deux directions : l’alignement de la structure sur les processus métiers de l’entreprise et l’aplatissement des hiérarchies ».

Caroline se dit que c’est un bon choix de sujets : on ne parle que de cela dans la littérature sur le management et ils sont tout à fait d’actualité à MonEp. D’ailleurs, Jean-Pierre Lestrade a l’attention des cinq participants, plus personne ne touche son assiette.

« L’orientation processus d’une DSI peut se comprendre de plusieurs façons. On peut s’appuyer sur les processus internes, en utilisant un référentiel des processus de développement et d’exploitation, COBIT par exemple. L’organisation de la DSI autour de ses propres processus est une bonne pratique, mais elle n’est pas suffisante pour une entreprise de service grand public, surtout si elle utilise les nouvelles technologies et les nouveaux canaux pour communiquer avec ses clients. Dans ce cas, le système d’information est « la colonne vertébrale des processus clients », et il faut que la DSI soit organisée de façon à optimiser la performance de bout en bout des processus, du point de vue du client. Bien entendu, ce n’est pas une question propre à la DSI : il n’est pas suffisant d’aligner la DSI sur les processus, si ce n’est pas le cas pour l’organisation de l’entreprise en général, mais c’est particulièrement important pour la DSI, pour assurer la qualité de service et la réactivité en cas d’incidents.

– Est-ce que cela signifie que vous pensez qu’il faut créer des directions de la DSI qui correspondent aux principaux processus, tels que la vente de produits, la consultation de comptes ou l’utilisation de services ?

– Oui, mais il faut aller plus loin. Armand Pujol interrompt Caroline. Il faut rétablir une unité de commandement et de ressources pour les processus clés. Avec les logiciels intégrés que tu nous installes, il y a trop de parties prenantes. Il faudrait que tu sépares les fonctions des logiciels par processus et que tu les installes sur des serveurs séparés. De telle façon, chaque processus pourrait gérer ses projets de façon très autonome et très agile, avec ses propres ressources.

– Cela n’a pas de sens, réplique Caroline, une grande partie de nos logiciels est des progiciels, que nous ne pouvons pas décomposer. Même si nous n’utilisions que des développements spécifiques, construire un SI de cette façon nous coûterait très cher. Un grand nombre de processus utilisent les mêmes fonctions, la construction des logiciels essaye précisément de les mutualiser ».

– Vous avez, bien entendu, raison. Jean-Pierre Lestrade rassure Caroline. La réduction continue des coûts d’opérations est un postulat de votre industrie, et elle suppose de mutualiser ce qui peut l’être. Il ne faut pas de revenir en arrière, mais de faire en sorte que l’existence de composants ou de services communs ne soit pas un frein à l’efficacité des processus. Plus précisément, il faut que la collaboration et l’orchestration entre les différents services, qui correspondent à l’exécution des processus, soient assurées de façon explicite par une structure visible de l’entreprise, avec ses ressources et sa légitimité. Sinon, la logique propre de chaque service prime sur la vision globale et on obtient une entreprise en « silos », avec une perte d’efficacité dans le déroulement des processus.

– Cela veut-il dire qu’il faut mettre en place une organisation matricielle ? demande Armand Pujol.

– Pas forcément ; ce que nous avons proposé pour BPN est une approche plus légère, et moins perturbante pour les collaborateurs. Nous l’avons appelée l’organisation par « courants ». Un courant de force est un ensemble de moyens, financiers, organisationnels et logistiques, associés à un objectif de l’entreprise. Nous avons réduit l’importance de l’organisation fonctionnelle en place en réduisant sa complexité et surtout en l’aplatissant. Cette organisation hiérarchique allégée n’est pas « autoporteuse », elle ne se suffit pas à elle-même. Pour piloter l’entreprise, elle a besoin de ces courants, qui sont précisément définis à partir d’une segmentation des processus clients. » Jean-Pierre Lestrade fait circuler un document avec une figure centrale, un mélange de formes colorées et de flèches qui est visiblement incompréhensible pour la plupart des participants, au vu de leurs airs ahuris.

« La combinaison entre une structure orientée-processus, qui est dynamique et légère, tout en autorisant les croisements et la redondance, et une structure hiérarchique simple et réactive parce que peu profonde, semble donner de bons résultats.

– Je ne suis pas favorable aux structures trop aplaties, intervient Noémie Lagourd, plus le nombre de collaborateurs directs augmente, moins chaque manager peut leur consacrer du temps. À la fin, les points en one-to-one n’ont lieu qu’une fois par mois, il n’y a plus d’échange personnel, et les relations sont réduites au pilotage opérationnel. Mon expérience est que pour pouvoir réfléchir de façon stratégique et préparer l’avenir, il ne faut pas dépasser les équipes de sept : au-delà, il y a trop de participants aux comités de direction pour réfléchir, et pas assez de temps dans les points individuels pour aborder la stratégie.

– C’est parce que tu veux faire jouer tous les rôles à la structure hiérarchique », répond Antoine, en indiquant le triangle rose pâle qui est au centre du document. « L’avantage d’une structure plate, c’est que l’information circule mieux et que l’ensemble de l’organisation est mieux aligné sur les objectifs de la direction générale. Dans notre business, la réactivité est fondamentale, et elle repose sur la fluidité de la propagation des priorités et des changements d’orientation.

– Cette notion de fluidité est vraiment importante, cela a été notre deuxième axe de travail à la BPN « Jean-Pierre Lestrade reprend la parole en souriant, avec l’autorité du professeur qui apprécie la vivacité de ses élèves. » Alléger l’organisation hiérarchique, ce n’est pas seulement l’aplatir, c’est également la maintenir en tension du point de vue des ressources, ce que l’on appelle le lean management. La recherche du « poids de forme optimal » est une bonne pratique pour une DSI, mais aussi pour les autres directions de l’entreprise. Une organisation « maigre », si je peux dire, est alignée par défaut. Elle n’a pas les ressources pour diverger et conduire plusieurs stratégies au même moment. Au contraire, dès qu’il y a un peu de sureffectif, on constate que les collaborateurs créent leur propre activité et affaiblissent l’efficacité générale.

– C’est une question de management, réplique Caroline, il faut savoir gérer les variations de charge. Moi, je constate, au contraire, qu’il faut un peu de « gras », pour rester sur le même registre, pour pouvoir capitaliser et pour pouvoir anticiper. Lorsque nous sommes en sous-capacité, ce qui nous arrive, je constate que nous ne sommes plus capables de piloter le long et le moyen termes avec pertinence, donc efficacité.

– Je suis d’accord avec vous, c’est une question de management, on peut appliquer une approche « lean » et conserver des capacités d’anticipation. Il faut juste s’assurer que ces capacités sont identifiées avec précision en termes de localisation et d’utilisation. L’absence de fluidité conduit à ce que j’ai décrit comme des « silos ». Chacun reste dans son organisation et toute transition d’un silo à un autre prend trop de temps. Le stress induit sur la gestion des ressources conduit à une entreprise plus rigide et plus lente. Pour éviter cela, il faut multiplier les « généralistes », les collaborateurs dont le champ de compétence s’étend sur un spectre large, ce qui permet d’assurer une partie du suivi de bout en bout.

– Certes, mais nous avons également besoin de spécialistes, d’experts. Nous avons besoin de collaborateurs stables, même de collaborateurs à cheveux blancs – Caroline ajoute cette remarque avec le sourire – pour capitaliser notre expérience, retenir ce qui fonctionne mais surtout comprendre nos erreurs. Cela étant, je trouve votre approche centrée sur la propagation de l’information très intéressante et elle me fait mesurer ce que des spécialistes, comme HeadStart, peuvent apporter en termes d’organisation. Cependant, il y a un travail complexe d’adaptation à la situation de MonEp et certains objectifs sont contradictoires. Comment pourriez-vous nous aider ?

– Il n’existe pas de solution magique, chaque organisation représente un compromis », acquiesce Jean-Paul Lestrade. « Comme vous l’avez compris, il existe un certain nombre de leviers en termes d’organisation, qui agissent sur un certain nombre de caractéristiques dont nous venons de parler, telles que la réactivité, la flexibilité, l’optimisation de l’allocation de ressources. Certains de ces leviers ont des effets antagonistes, et ce qui est adapté à une organisation ne l’est pas forcément à une autre. La bonne méthode est de commencer par faire un bilan des forces et des faiblesses de l’organisation en place, et d’identifier le sous-ensemble des caractéristiques – capitalisation, réactivité, alignement, cohérence… – sur lesquelles on souhaite agir. Une réorganisation consiste alors à mettre en place quelques leviers adaptés à ces objectifs, puis à évaluer quelques mois plus tard si l’action combinée va dans le bon sens.

– Voici une démarche qui me plaît, conclut Paul Bellon, une véritable application de PCDA – la roue de Deming : Plan, Do, Check, Act – au domaine de l’organisation. »

Chapitre 5: La bureautique, un frein à l'efficacité ?

« Ça, c’est un carpaccio comme je les aime : le bœuf est sublime, un soupçon de parmesan pour ne pas masquer le goût, et une petite salade avec une très grande huile d’olive. Paul Bellon arbore un sourire qui fait plaisir à voir.

– C’est normal, ils utilisent du filet, et du bon en plus… tu sais que si tu veux le faire à la maison, tu peux l’aplatir avec un rouleau à pâtisserie, cela éclate les cellules et décuple l’impression de moelleux…

– leur roquette est excellente, ce sont des jeunes pousses, juste ce qu’il faut d’amertume ».

Caroline doit le reconnaître, l’idée de déplacer le comité mensuel des opérations sous forme d’un déjeuner a été un coup de génie de Paul Bellon. Ce comité réunit depuis un an Julie Tavelle pour la relation client, Armand Pujol, pour le business development, elle-même et Paul, qui anime en tant que Directeur de la qualité et des opérations. C’est une idée de la présidente, une façon de s’assurer que certains sujets un peu chauds sont traités en dehors du comité exécutif. Au début, les rencontres étaient un peu tendues, il est vrai qu’il est difficile de jouer un « jeu de rôles » lorsqu’on n’est que quatre. Mais les choses se sont améliorées progressivement, et le cadre du « Bardolino » se prête bien aux échanges informels. Ce restaurant italien décline l’ambiance du lac de Garde de façon chaleureuse, avec des petites tables rondes entourées de hauts fauteuils, des couleurs qui évoquent les lacs et les forêts, et un ensemble de gravures représentant des scènes des Dolomites que Caroline verrait bien dans son salon.

« Caroline, peux-tu m’expliquer pourquoi il est impossible d’installer Customer-Miner sur nos postes de travail, c’est un petit shareware qu’un de mes amis de l’INSEAD m’a conseillé, il permet de faire des analyses des causes d’insatisfaction client à partir des e-mails qu’ils nous envoient. C’est complètement automatique, c’est gratuit et c’est assez bluffant.

– Ce n’est pas impossible, mais ce que nous vous proposons, c’est d’attendre la prochaine version, la 8.0, qui est compatible YQ. Tu sais bien que nous commençons le déploiement d’un palier YQ dans les prochains mois. Nous allons upgrader tous les PC de MonEp de façon progressive.

– Encore un palier ! Je n’ai jamais vu une arnaque pareille et je ne comprends pas que nous rentrions dans ce jeu. » Armand Pujol a élevé sa voix sans s’en rendre compte et quelques clients du restaurant se sont retournés pour voir ce qui se passait.

« Tous les deux ans c’est pareil, cela nous coûte un maximum sans rien nous apporter. Il faut faire les formations, il faut payer les nouvelles licences, tout le monde perd un peu de temps pour s’habituer à la nouvelle disposition des boutons et des menus, une fois sur deux il faut ajouter de la mémoire, voire changer les processeurs… tout cela pourquoi ? Trois nouvelles fonctionnalités que 10 % des cadres vont utiliser trois fois dans l’année. J’ai regardé la place de la « maintenance logicielle » dans le coût complet bureautique, c’est impressionnant. Sans vouloir offenser Caroline, le prix facturé par la DSI est proprement délirant…

– As-tu compté le temps que tu passes chez toi à installer les logiciels, les mises à jour Windows, les antivirus et anti-spyware ? » Caroline se souvient non sans malice qu’Armand a dû réinstaller l’ensemble de son système suite à une infestation d’un spyware destructif. « J’espère que tu fais bien tes sauvegardes après ce qui t’est arrivé, tu comptes le coût du disque NAS dans ton PC à 499? Fais le compte, tu ne trouveras pas moins que l’équivalent de deux jours par an pour gérer ton PC domestique, à coup de petites heures de-ci, de-là. Et, lorsque tu as un problème, cela va beaucoup plus loin…

– De toute façon, Caroline, tant que tes utilisateurs ne feront pas de mesures sur leurs usages, ils seront insatisfaits. Je ne veux pas radoter, mais pas de progrès sans mesure… » Paul se tourne vers Armand, qui voit le directeur de la qualité enfourcher son cheval favori. « Armand, dans ta direction, est-ce que vous mesurez le temps qu’il vous faut pour produire et diffuser un document écrit ? Est-ce que tu connais le temps moyen pour organiser une réunion de 10 personnes ? Qui est en charge de mesurer le temps passé à la recherche d’une information contenue dans les archives de l’entreprise ? Comment évolue le temps que mettent tes équipes pour analyser des données sous Excel et préparer un Powerpoint ? Comment peux-tu dire à Caroline que ses paliers bureautiques ne servent à rien, si tu n’as pas constaté que les performances des fonctions bureautiques stagnent ? Pour mon propre usage personnel, je constate au contraire que je vais plus vite qu’il y a cinq ans… »

– C’est vrai qu’il y a très peu de données accessibles sur la productivité en termes de bureautique, et que les analyses un peu sérieuses sont souvent commanditées par les fournisseurs, ce qui n’en fait pas les meilleurs arguments » ajoute Caroline.

– Votre numéro de duettistes est bien réglé mais ne me convainc pas, reprend Armand. C’est vrai que cela mériterait des mesures, mais mon intuition est qu’elles ne feraient que montrer une dégradation. Depuis qu’on dispose du courrier électronique, tout le monde écrit à tout le monde, beaucoup plus vite assurément, mais cette abondance de la production ne crée pas du temps pour la lecture, la plupart des mails sont mal lus, ou pas lus du tout. Depuis que nous avons cette prolifération de gadgets pour rester connectés, le portable, le Blackberry, la carte data du PC, les gens sont de moins en moins joignables, on passe sa vie à se laisser des messages. Depuis que nous avons tous des agendas électroniques et qu’il est si facile de monter des réunions, nous passons notre vie en réunion, il n’y a plus de temps pour le travail personnel, ni même simplement pour préparer les réunions de façon sérieuse.

– Tu ne peux pas mettre sur le compte des outils les transformations de la société. Le monde s’aplatit, j’espère que tu es au courant. La mondialisation, le village global, le raccourcissement des distances, l’aspiration à l’individualisation des produits et des services… tout cela change le mode de fonctionnement des entreprises. Aujourd’hui, il faut pouvoir travailler anywhere, anytime, with anyone. Le réseau des personnes avec lesquelles tu interagis dans ton travail s’accroît sans cesse, les projets auxquels tu participes sont plus complexes en termes de coordination, même si la nature du travail n’a pas changé. Le talent est toujours aussi important, mais le temps du travail génial et solitaire s’éloigne et il faut travailler en équipe, donc faire plus de réunions. Les outils accompagnent cette évolution, en fait ils y participent parce qu’ils la rendent possible, mais ils n’en sont pas la cause. Les causes sont multiples et complexes, je ne vais pas te faire un cours sur la transformation de la chaîne de valeur, mais il est sûr que l’économie mondiale se transforme et que cela a une influence sur notre façon de travailler. Et ce n’est que le début… En fait, les outils amortissent une partie de ces perturbations. »

Caroline se plaît à observer Julie qui n’est pas moins passionnée qu’Armand Pujol. Caroline n’a pas les mêmes goûts et trouve souvent que les vêtements de Julie sont trop ostentatoires, mais ce n’est pas le cas aujourd’hui et ces chaussures sont vraiment très élégantes. Puis Caroline sort de sa rêverie et se concentre à nouveau sur la conversation.

« … Nous sommes maintenant en déplacement permanent, je te l’accorde, donc difficiles à joindre, mais quand même connectés. Autrefois, il aurait fallu choisir : chez le client mais non joignable ou à son bureau, très joignable mais pas très efficace. Le mail n’est sûrement pas la bonne façon de joindre de façon urgente, mais cela permet de travailler de façon efficace avec un large réseau, y compris avec des correspondants qui sont sur des fuseaux horaires différents. Tu te plains du nombre de réunions, mais une réunion n’est pas un but en soi, c’est un outil pour travailler en équipe. Avec les outils tels que le conference call, la visio ou même le portail de partage de documents, nous travaillons mieux en équipe qu’il y a cinq ans.

– Justement, intervient Caroline, le palier YQ est nécessaire pour déployer le nouveau logiciel CTI : click-to-interact. Avec les informations de présence qui sont collectées de façon implicite sous YQ, dès que vous cliquez sur le nom d’une personne sur l’écran, dans n’importe quelle application, vous avez accès à la liste des canaux pour la joindre, triés dans l’ordre d’efficacité, c’est-à-dire en fonction de son occupation et de ses préférences. Cela devrait répondre à une partie des frustrations d’Armand et éviter des pertes de temps.

– Et ne me dis pas que c’est encore un outil pour surveiller le travail des collaborateurs, ajoute Paul Bellon en souriant.

– OK, j’ai un stagiaire qui arrive en Janvier pour trois mois, je te propose de lui faire faire une étude de gain de productivité sur ton outil » Armand se sent un peu seul et préfère trouver une porte de sortie honorable.

– Ca c’est vraiment une bonne idée, on peut le mettre en binôme avec quelqu’un de mon équipe pour qu’il produise les bons indicateurs d’usage.

– Pour le dessert, je vous conseille le tiramisu » Paul a regardé sa montre et décidé qu’il était temps de conclure, « Il est servi avec son petit verre de café glacé à côté, c’est un vrai régal. »

Chapitre 6: Comment accueillir les "millenials" ?

« J’ai écouté une interview intéressante sur BFM », Laurence de V. vient de prendre l’ordre du jour entre ses mains, « d’un auteur américain, Mark Persky, qui parlait des différences entre les générations, et en particulier de l’émergence de nouvelles formes de savoir et d’apprentissage. Par exemple, il faisait la promotion du jeu vidéo comme un outil d’apprentissage mieux adapté pour le monde moderne, interconnecté et instantané, que des méthodes plus traditionnelles fondées sur l’écrit.

– C’est vrai que lorsque je regarde mes ados, ils sont toujours connectés sur MSN, en train de lire un mail ou de consulter un forum, font leurs devoirs d’une main, regardent leur téléphone portable de l’autre, et le tout avec leur casque sur les oreilles. » Paul Bellon ne peut pas s’empêcher de témoigner, sur un sujet qui l’a bien inquiété jusqu’à ce qu’il se rende compte que le phénomène était généralisé, que tous les adolescents autour de lui avaient le même comportement.

« Ce changement d’habitude et d’aptitude est important, la présidente n’aime pas se faire interrompre, non seulement ces jeunes disposent de capacités qui correspondent aux nécessités du travail moderne, mais à l’inverse, si nous ne nous adaptons pas à cette façon de travailler et de vivre, nous ne pourrons pas recruter les talents dont nous avons besoin. L’attractivité de MonEpargne.com auprès des nouvelles générations est un enjeu stratégique. J’ai demandé au professeur Pierre Duluc de venir nous faire un exposé pour débuter ce comité exécutif, pour nous aider à apprécier ces opportunités, mais surtout les challenges que nous pose l’intégration de ces nouvelles générations de collaborateurs ».

La porte s’ouvre et l’assistante laisse entrer un petit homme trapu, avec un collier de barbe et un nœud papillon, qui est tiré à quatre épingles et se déplace en sautillant, en dégageant beaucoup d’énergie.

« Madame la présidente, mesdames, messieurs, je suis très honoré d’être parmi vous ce matin. En titre d’introduction, je voudrais souligner la pertinence de l’analyse que votre présidente m’a présentée la semaine dernière. En tant que parents, nous sommes facilement agacés devant ces formes nouvelles, voire surprenantes, d’activités intellectuelles et collaboratives. Pourtant il existe une formidable adéquation entre les mutations sociétales et professionnelles. Les habitudes de travail en réseau, avec un groupe fortement connecté, avec le support d’une communauté d’intérêt sont parfaitement appropriées aux enjeux de transversalité des entreprises modernes. Le « multi-tasking », la capacité à mener différentes activités en parallèle, apporte naturellement une plus grande flexibilité dans la gestion du temps et des priorités. C’est aussi une méthode qui est très appropriée pour la résolution de problèmes complexes. La culture internationale, la plus grande ouverture des jeunes au monde dans sa globalité, les liens qu’ils tissent avec des communautés qui couvrent la planète, enrichissent leurs points de vue et stimulent leur créativité. Enfin, et vous l’aurez sûrement remarqué, les jeunes vivent dans l’instant – une caractéristique de la jeunesse qui ne date pas des TIC, mais qui était déjà citée dans l’Antiquité – cette instantanéité est amplifiée par un mode de vie en « connexion permanente ». Cette culture de la communication instantanée est un gage de réactivité si elle est importée dans l’entreprise… »

Pierre Duluc poursuit son exposé de façon claire et imagée. C’est un sujet de société et chacun l’écoute avec intérêt. Après avoir exposé certains traits et usages des « nouvelles générations », il aborde ensuite la question de la nécessaire adaptation de MonEp pour devenir un recruteur attractif.

« … Je me suis penché sur l’exemple de la DSI, en essayant de la regarder avec les yeux d’un adolescent. J’ai passé une journée à observer et me promener dans les salles de réunions et je dois dire que vous avez effectivement un problème. L’échelle de temps sur laquelle vit la DSI est trop longue pour un jeune, – et, ajoute-t-il avec malice, pour vos clients –, vous parlez de projets qui durent 6 mois, 12 mois, voire des années, qui suivent des procédures lourdes, complexes… C’est le contraire de la spontanéité et de l’instantanéité ; un monde de structures, de documents écrits longs et ennuyeux. Le poids de la hiérarchie, du savoir, des habitudes est omniprésent. Surtout, pendant vos réunions, les modes de communication sont hermétiques et peu engageants. J’ai observé des attitudes corporelles fermées, les bras croisés, vos collaborateurs sont tassés sur leurs chaises, ils parlent à voix basse, dans un jargon incompréhensible. On ressent le mélange d’un complexe de supériorité, une sorte de façon de dire « de toute façon, nous sommes indispensables » et une crainte face au changement qui anime l’entreprise.

– Cette attaque en règle me laisse sans voix, je ne pense pas qu’elle appelle une réponse. C’est à la fois une caricature et un procès d’intention ! » La voix de Caroline tremble, elle n’aime pas interrompre un exposé, mais ces propos l’ont mis en colère.

– Je suis désolé et je vous prie de m’excuser, je voulais juste attirer votre attention et je me laisse aller à forcer le trait… mais ce n’est qu’un procédé rhétorique, rassurez-vous. J’en viens d’ailleurs à mes trois préconisations, que j’ai décidé de placer sous le triptyque « fraîcheur – mouvement – expression ». La première idée est fort simple, il s’agit simplement d’accentuer l’effort de recrutement de jeunes pour augmenter le taux de 20-30 ans chez MonEp. C’est encore la façon la plus simple de vous assurer que vous n’êtes pas coupés des changements dont nous parlons. Votre taux est de 25 % aujourd’hui, vous pourriez le porter à 30 % d’ici deux ans.

– C’est un effort considérable que vous nous proposez, intervient Ludovic Niège. Je surveille avec attention notre pyramide des âges puisqu’elle permet de prédire l’évolution de nos coûts salariaux. Nous ne sommes plus en période de croissance, et la tendance naturelle est au vieillissement. En deux ans, le taux des 20-30 ans va baisser de 5 %, je ne sais pas si le renversement de tendance est réaliste, mais je laisse Noémie s’exprimer… ».

Noémie Lagourd ne souhaite pas s’exprimer. Elle n’aime pas beaucoup les chiffres et encore moins les débats avec un financier. Elle se contente de se féliciter intérieurement de ne pas avoir eu le temps de dire à quel point cette proposition lui semblait une excellente idée. En revanche, il est temps qu’elle s’affirme, puisque c’est son territoire et qu’elle a construit les préconisations avec Pierre Duluc.

– La seconde proposition, qui s’inscrit dans le thème du mouvement, est de garantir des changements de postes fréquents, des missions courtes, et surtout un rythme rapide de promotions. Nos collaborateurs se plaignent constamment de la trop faible mobilité interne. Avec les huit niveaux de qualification que nous avons introduits, nous devrions pouvoir garantir une promotion tous les deux ou trois ans pour les meilleurs et tous les quatre ans pour tous ceux qui font bien leur travail.

– Attention néanmoins à laisser aux collaborateurs le temps d’acquérir, puis de transmettre leurs compétences. Je ne veux pas être cataloguée comme un dinosaure, mais nous avons réellement besoin de compétences et de procédures – Caroline n’a pas digéré l’épisode précédent – pour faire tourner nos systèmes.

– De toute façon, interrompt Armand Pujol, cette proposition est encore moins réaliste que la première. Je me suis peut-être trompé dans mes calculs, mais à moins d’avoir un turn-over de plus de 15 %, tu ne peux pas assurer un cycle de promotions tous les quatre ans, même avec huit niveaux de qualifications.

– Je ne vois pas le rapport avec le turn-over, s’exclame Noémie qui commence à être exaspérée par cette « fronde des ingénieurs ».

– La troisième proposition répond à une question que votre présidente m’a posée ». Pierre Duluc s’est empressé de reprendre le contrôle de la réunion. Il n’a pas beaucoup l’habitude des comités de directions, mais il a une grande expérience des réunions entre collègues universitaires qui se transforment en règlements de comptes. « Je vous suggère d’ouvrir un espace sur votre portail pour que chaque collaborateur dispose de son propre blog. L’expression est un droit et un devoir naturel pour les nouvelles générations. En frustrant cette attente, vous créez le sentiment d’une « chape de plomb », et vous vous privez de la créativité de certains de vos collaborateurs.

– Mais on ne peut pas ouvrir un espace d’expression sans en donner les règles, s’alarme Armand Pujol. Il faut au minimum s’appuyer sur l’équipe de communication interne et animer cet espace, trouver des thèmes et proposer des objectifs. De toute façon, je n’ai pas très bien compris l’objectif d’une telle démarche. « Il n’y a pas de vent favorable pour celui qui ne sait pas où il va », comme disait Sénèque. Il faut un minimum d’« alignement stratégique ».

– Sauf si précisément tu laisses émerger les objectifs, les thèmes, les centres d’intérêt communautaires des interactions qui naissent autour des blogs. Il n’y a pas que la philosophie antique qui soit pertinente, il arrive que la bonne stratégie, au lieu de s’obstiner sur une destination préalablement fixée, soit précisément de se laisser pousser par le vent ». Caroline reconnaît le style et la pensée de Ravi Mutatsuru. « Un des intérêts des blogs est qu’ils permettent de construire une trace, digitale mais réelle, des réseaux sociaux d’interaction de l’entreprise. Plutôt que d’imposer une démarche analytique « top-down », tu peux déduire de l’analyse des blogs les thèmes qui méritent d’être approfondis, et qui sont les contributeurs pertinents. Le management par l’« émergence » n’est pas lié aux blogs, c’est une pratique sociologique, qui donne de bons résultats en termes de recherche et développement, ou dans l’auto-structuration de mouvements associatifs, pour prendre deux exemples très différents.

– Nous avons dépassé l’heure, et je sais à quel point votre présidente est sensible au respect des horaires, conclut Pierre Duluc. Je vous remets le document que j’ai préparé en support à cette réunion. »

Caroline profite de la pause pour rejoindre Ravi. Elle compte bien profiter de cette réunion, en tant que feu vert pour déployer plus largement les outils communautaires sur le portail d’entreprise, blogs ou pas. Elle se dit que Ravi ferait un parrain de choix pour le lancement, et qu’elle doit lui faire écrire un éditorial pour son journal interne.