lundi 5 avril 2010

Chapitre 6: Comment accueillir les "millenials" ?

« J’ai écouté une interview intéressante sur BFM », Laurence de V. vient de prendre l’ordre du jour entre ses mains, « d’un auteur américain, Mark Persky, qui parlait des différences entre les générations, et en particulier de l’émergence de nouvelles formes de savoir et d’apprentissage. Par exemple, il faisait la promotion du jeu vidéo comme un outil d’apprentissage mieux adapté pour le monde moderne, interconnecté et instantané, que des méthodes plus traditionnelles fondées sur l’écrit.

– C’est vrai que lorsque je regarde mes ados, ils sont toujours connectés sur MSN, en train de lire un mail ou de consulter un forum, font leurs devoirs d’une main, regardent leur téléphone portable de l’autre, et le tout avec leur casque sur les oreilles. » Paul Bellon ne peut pas s’empêcher de témoigner, sur un sujet qui l’a bien inquiété jusqu’à ce qu’il se rende compte que le phénomène était généralisé, que tous les adolescents autour de lui avaient le même comportement.

« Ce changement d’habitude et d’aptitude est important, la présidente n’aime pas se faire interrompre, non seulement ces jeunes disposent de capacités qui correspondent aux nécessités du travail moderne, mais à l’inverse, si nous ne nous adaptons pas à cette façon de travailler et de vivre, nous ne pourrons pas recruter les talents dont nous avons besoin. L’attractivité de MonEpargne.com auprès des nouvelles générations est un enjeu stratégique. J’ai demandé au professeur Pierre Duluc de venir nous faire un exposé pour débuter ce comité exécutif, pour nous aider à apprécier ces opportunités, mais surtout les challenges que nous pose l’intégration de ces nouvelles générations de collaborateurs ».

La porte s’ouvre et l’assistante laisse entrer un petit homme trapu, avec un collier de barbe et un nœud papillon, qui est tiré à quatre épingles et se déplace en sautillant, en dégageant beaucoup d’énergie.

« Madame la présidente, mesdames, messieurs, je suis très honoré d’être parmi vous ce matin. En titre d’introduction, je voudrais souligner la pertinence de l’analyse que votre présidente m’a présentée la semaine dernière. En tant que parents, nous sommes facilement agacés devant ces formes nouvelles, voire surprenantes, d’activités intellectuelles et collaboratives. Pourtant il existe une formidable adéquation entre les mutations sociétales et professionnelles. Les habitudes de travail en réseau, avec un groupe fortement connecté, avec le support d’une communauté d’intérêt sont parfaitement appropriées aux enjeux de transversalité des entreprises modernes. Le « multi-tasking », la capacité à mener différentes activités en parallèle, apporte naturellement une plus grande flexibilité dans la gestion du temps et des priorités. C’est aussi une méthode qui est très appropriée pour la résolution de problèmes complexes. La culture internationale, la plus grande ouverture des jeunes au monde dans sa globalité, les liens qu’ils tissent avec des communautés qui couvrent la planète, enrichissent leurs points de vue et stimulent leur créativité. Enfin, et vous l’aurez sûrement remarqué, les jeunes vivent dans l’instant – une caractéristique de la jeunesse qui ne date pas des TIC, mais qui était déjà citée dans l’Antiquité – cette instantanéité est amplifiée par un mode de vie en « connexion permanente ». Cette culture de la communication instantanée est un gage de réactivité si elle est importée dans l’entreprise… »

Pierre Duluc poursuit son exposé de façon claire et imagée. C’est un sujet de société et chacun l’écoute avec intérêt. Après avoir exposé certains traits et usages des « nouvelles générations », il aborde ensuite la question de la nécessaire adaptation de MonEp pour devenir un recruteur attractif.

« … Je me suis penché sur l’exemple de la DSI, en essayant de la regarder avec les yeux d’un adolescent. J’ai passé une journée à observer et me promener dans les salles de réunions et je dois dire que vous avez effectivement un problème. L’échelle de temps sur laquelle vit la DSI est trop longue pour un jeune, – et, ajoute-t-il avec malice, pour vos clients –, vous parlez de projets qui durent 6 mois, 12 mois, voire des années, qui suivent des procédures lourdes, complexes… C’est le contraire de la spontanéité et de l’instantanéité ; un monde de structures, de documents écrits longs et ennuyeux. Le poids de la hiérarchie, du savoir, des habitudes est omniprésent. Surtout, pendant vos réunions, les modes de communication sont hermétiques et peu engageants. J’ai observé des attitudes corporelles fermées, les bras croisés, vos collaborateurs sont tassés sur leurs chaises, ils parlent à voix basse, dans un jargon incompréhensible. On ressent le mélange d’un complexe de supériorité, une sorte de façon de dire « de toute façon, nous sommes indispensables » et une crainte face au changement qui anime l’entreprise.

– Cette attaque en règle me laisse sans voix, je ne pense pas qu’elle appelle une réponse. C’est à la fois une caricature et un procès d’intention ! » La voix de Caroline tremble, elle n’aime pas interrompre un exposé, mais ces propos l’ont mis en colère.

– Je suis désolé et je vous prie de m’excuser, je voulais juste attirer votre attention et je me laisse aller à forcer le trait… mais ce n’est qu’un procédé rhétorique, rassurez-vous. J’en viens d’ailleurs à mes trois préconisations, que j’ai décidé de placer sous le triptyque « fraîcheur – mouvement – expression ». La première idée est fort simple, il s’agit simplement d’accentuer l’effort de recrutement de jeunes pour augmenter le taux de 20-30 ans chez MonEp. C’est encore la façon la plus simple de vous assurer que vous n’êtes pas coupés des changements dont nous parlons. Votre taux est de 25 % aujourd’hui, vous pourriez le porter à 30 % d’ici deux ans.

– C’est un effort considérable que vous nous proposez, intervient Ludovic Niège. Je surveille avec attention notre pyramide des âges puisqu’elle permet de prédire l’évolution de nos coûts salariaux. Nous ne sommes plus en période de croissance, et la tendance naturelle est au vieillissement. En deux ans, le taux des 20-30 ans va baisser de 5 %, je ne sais pas si le renversement de tendance est réaliste, mais je laisse Noémie s’exprimer… ».

Noémie Lagourd ne souhaite pas s’exprimer. Elle n’aime pas beaucoup les chiffres et encore moins les débats avec un financier. Elle se contente de se féliciter intérieurement de ne pas avoir eu le temps de dire à quel point cette proposition lui semblait une excellente idée. En revanche, il est temps qu’elle s’affirme, puisque c’est son territoire et qu’elle a construit les préconisations avec Pierre Duluc.

– La seconde proposition, qui s’inscrit dans le thème du mouvement, est de garantir des changements de postes fréquents, des missions courtes, et surtout un rythme rapide de promotions. Nos collaborateurs se plaignent constamment de la trop faible mobilité interne. Avec les huit niveaux de qualification que nous avons introduits, nous devrions pouvoir garantir une promotion tous les deux ou trois ans pour les meilleurs et tous les quatre ans pour tous ceux qui font bien leur travail.

– Attention néanmoins à laisser aux collaborateurs le temps d’acquérir, puis de transmettre leurs compétences. Je ne veux pas être cataloguée comme un dinosaure, mais nous avons réellement besoin de compétences et de procédures – Caroline n’a pas digéré l’épisode précédent – pour faire tourner nos systèmes.

– De toute façon, interrompt Armand Pujol, cette proposition est encore moins réaliste que la première. Je me suis peut-être trompé dans mes calculs, mais à moins d’avoir un turn-over de plus de 15 %, tu ne peux pas assurer un cycle de promotions tous les quatre ans, même avec huit niveaux de qualifications.

– Je ne vois pas le rapport avec le turn-over, s’exclame Noémie qui commence à être exaspérée par cette « fronde des ingénieurs ».

– La troisième proposition répond à une question que votre présidente m’a posée ». Pierre Duluc s’est empressé de reprendre le contrôle de la réunion. Il n’a pas beaucoup l’habitude des comités de directions, mais il a une grande expérience des réunions entre collègues universitaires qui se transforment en règlements de comptes. « Je vous suggère d’ouvrir un espace sur votre portail pour que chaque collaborateur dispose de son propre blog. L’expression est un droit et un devoir naturel pour les nouvelles générations. En frustrant cette attente, vous créez le sentiment d’une « chape de plomb », et vous vous privez de la créativité de certains de vos collaborateurs.

– Mais on ne peut pas ouvrir un espace d’expression sans en donner les règles, s’alarme Armand Pujol. Il faut au minimum s’appuyer sur l’équipe de communication interne et animer cet espace, trouver des thèmes et proposer des objectifs. De toute façon, je n’ai pas très bien compris l’objectif d’une telle démarche. « Il n’y a pas de vent favorable pour celui qui ne sait pas où il va », comme disait Sénèque. Il faut un minimum d’« alignement stratégique ».

– Sauf si précisément tu laisses émerger les objectifs, les thèmes, les centres d’intérêt communautaires des interactions qui naissent autour des blogs. Il n’y a pas que la philosophie antique qui soit pertinente, il arrive que la bonne stratégie, au lieu de s’obstiner sur une destination préalablement fixée, soit précisément de se laisser pousser par le vent ». Caroline reconnaît le style et la pensée de Ravi Mutatsuru. « Un des intérêts des blogs est qu’ils permettent de construire une trace, digitale mais réelle, des réseaux sociaux d’interaction de l’entreprise. Plutôt que d’imposer une démarche analytique « top-down », tu peux déduire de l’analyse des blogs les thèmes qui méritent d’être approfondis, et qui sont les contributeurs pertinents. Le management par l’« émergence » n’est pas lié aux blogs, c’est une pratique sociologique, qui donne de bons résultats en termes de recherche et développement, ou dans l’auto-structuration de mouvements associatifs, pour prendre deux exemples très différents.

– Nous avons dépassé l’heure, et je sais à quel point votre présidente est sensible au respect des horaires, conclut Pierre Duluc. Je vous remets le document que j’ai préparé en support à cette réunion. »

Caroline profite de la pause pour rejoindre Ravi. Elle compte bien profiter de cette réunion, en tant que feu vert pour déployer plus largement les outils communautaires sur le portail d’entreprise, blogs ou pas. Elle se dit que Ravi ferait un parrain de choix pour le lancement, et qu’elle doit lui faire écrire un éditorial pour son journal interne.

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