lundi 5 avril 2010

Chapitre 2: L'informatique produit-elle de la valeur ?

« Connaissez-vous le livre de Nicholas Carr, Does IT Matter ? Un de mes amis me l’a offert pendant les vacances de Noël et je l’ai lu ce week-end. Il est très intéressant, surtout après notre débat lors du dernier comité exécutif. J’ai demandé à mon assistante de vous en faire parvenir une copie pour que nous puissions débattre de son applicabilité à MonEp. Il soutient que le plus grand risque en matière d’informatique, c’est de trop dépenser, une idée qui m’a paru particulièrement incisive ».

Ce mail de Laurence de V. ne surprend pas Caroline Raissac, assise devant son bureau pour son exercice matinal de lecture des e-mails. Le nom de Nicholas Carr est célèbre dans la profession informatique depuis la parution de son article dans la Harvard Business Review. Caroline n’a pas encore lu le livre, mais elle a conservé la copie de l’article sur lequel elle a ajouté ses notes personnelles, son point de vue de DSI. Cette confrontation, il faut bien appeler les choses par leur nom et Caroline n’est pas naïve, ne lui déplaît pas, cela sera l’occasion de revenir sur des points essentiels du débat précédent, et l’argumentation de N. Carr peut également lui fournir des points d’appui. Caroline reprend la lecture du mail de la présidente.

« Je voudrais avoir une réunion franche et constructive, donc en petit comité. J’ai demandé à Antoine de l’organiser la semaine prochaine, en y conviant également Ludovic, puisqu’il s’agit de mieux piloter les dépenses et Noémie Lagourd, au cas où nous devrions parler sérieusement d’outsourcing. » Cette référence au nom de famille de la DRH fait remarquer à Caroline qu’elle n’est pas la seule à avoir des difficultés de communication personnelle avec Noémie.

Mardi soir, 17 heures. Les cinq protagonistes sont tous installés dans la petite salle de conférence qui jouxte le bureau de la présidente. Caroline se sent prête, elle a placé des petits post-it sur les pages importantes, et elle a demandé à Gilles Kupper, le directeur des études informatiques, de lui faire une synthèse des principaux projets informatiques depuis cinq ans. À cause de la température estivale, elle est habillée avec des vêtements amples. Elle n’aime pas de toute façon les regards sur son corps lorsqu’elle est sous stress – elle préfère le « dress to fight » au « dress to kill » de Julie Tavelle, la séduisante directrice de la relation client. Noémie Lagourd est habillée en noir, comme à son habitude, dans des vêtements trop serrés qui mettent ses formes généreuses en valeur.

Laurence introduit la réunion sans préambule, avec le style direct qui lui est propre.

« Vous avez lu ce livre. Le postulat de départ est une analyse économique incontestable. L’industrie informatique est devenue mature, la technologie se banalise et devient une « commodity ». Ce qui était un facteur de différentiation est devenu une « figure imposée » du pilotage d’une entreprise moderne, et la plupart des entreprises utilisent les mêmes solutions informatiques pour accomplir les mêmes fonctions. Les questions qui nous sont posées par Carr sont : comment éviter de surdépenser ? comment adopter une posture de suiveur et éviter les mirages technologiques ? comment exploiter cette « commoditisation » de l’informatique ? Antoine, avez-vous eu le temps d’y réfléchir ? »

Une question purement rhétorique, pense Antoine, le directeur de la stratégie, qui prend la parole après avoir distribué quatre copies d’un court mémo de deux pages.

« Ce qui me semble particulièrement intéressant dans ce livre – Caroline semble avoir détecté un sourire ironique sur les lèvres du directeur financier – c’est qu’il donne une ligne de conduite pour diviser par deux les coûts du « legacy » de MonEp. Le legacy, il se tourne vers Noémie, c’est la partie du système d’information déjà construite qui fonctionne très bien… la plupart du temps. Ce legacy nous coûte 20 Mpar an, ce qui est quand même énorme, et un plan de réduction de 50 % aurait un impact significatif sur les résultats. Il faut bien sûr réduire les évolutions au minimum, avec l’accord du marketing, migrer sur des architectures plus simples, utiliser des serveurs à base Intel, et renégocier notre contrat d’infogérance en les mettant en compétition avec une infogérance en Europe de l’Est.

– Cette simplification doit-elle se faire à qualité de service constante ? demande Caroline.

– On peut se donner un peu de marge, intervient Noémie Lagourd, et accepter une légère baisse, si cela permet de gagner 10 M. De toute façon, les utilisateurs sont habitués. Caroline se raidit en entendant cette petite pique.

– Merci Noémie, je ne suis pas vraiment sûre que vous réalisiez les impacts qu’aurait un programme de « gel du socle » sur les directions métiers. Une partie importante de nos applications a besoin de suivre les attentes du public, et pas seulement pour maintenir le catalogue des offres à jour. Une dégradation de la qualité de service sur le portail peut coûter beaucoup plus cher que les gains apportés par la standardisation et la simplification des serveurs. Mais ce n’est pas le point essentiel. J’ai repris les 15 projets les plus importants depuis 5 ans, qui représentent aujourd’hui 60 % des 20 Mdont parle Antoine, si j’en crois l’analyse des ROI que vous aviez fournis et validés avec Ludovic, et ces projets rapportent plus de 25 Mpar an. Ces 20 Mne sont pas un « boulet » – la moue de Caroline lorsqu’elle prononce ce mot trahit son ressentiment -, mais un patrimoine générateur de revenus.

– Le problème, Ludovic prend la parole, c’est que les hypothèses commerciales sur lesquelles sont construits les ROI ne sont pas suivies au cours du temps. Certains produits ne sont plus tellement utiles aujourd’hui.

– Il y a même des applications que les collaborateurs ne veulent pas utiliser, comme par exemple cet Intranet, où chacun devait enregistrer les ordres du jour et les comptes rendus des réunions, rajoute Noémie.

– Je suis parfaitement d’accord avec vous, conclut Caroline avec le sourire, la première chose à faire est de simplifier notre parc applicatif en faisant une analyse de la valeur. Le fond du sujet, Caroline se tourne vers Laurence de V., c’est que Nicholas Carr a raison en termes de technologies : les technologies informatiques se standardisent et s’uniformisent. Mais il va trop vite en besogne en termes de systèmes. La construction d’un système d’information aligné avec les objectifs opérationnels d’une entreprise n’est pas une discipline industrielle et mature, une prestation qu’on peut acheter sur un catalogue.

– Pourtant Nicholas Carr insiste sur le fait que même le logiciel devient une commodité, avec la prédominance des grands progiciels ; voire un service que l’on peut louer, avec des interfaces standardisées grâce aux « Web Services » – l’anglais impeccable de Laurence fait toujours l’admiration de Caroline.

– L’intégration applicative, même avec des technologies modernes et standardisées, reste un sujet difficile dès qu’il y a un grand nombre de clients exigeants. Si vous regardez les projets qui échouent et dont on parle dans la presse, ils utilisent les mêmes outils et les mêmes technologies que les projets dont nous sommes les plus fiers. Ce qui fait la réussite d’un projet aujourd’hui, ce sont les hommes, cela reste encore une question de compétences. Caroline se redresse sur sa chaise et réajuste mécaniquement son chemisier. Elle ne supporte pas l’idée d’un moindre pli pour pouvoir affronter sereinement le regard de sa présidente.

– Que pensez-vous de l’argument, page 120, comme quoi l’évolution vers une informatique dirigée par les coûts va nous permettre de faire des économies en achetant de façon plus efficace ? Caroline voit qu’Antoine est également un adepte du post-it.

– En matière de système d’information, l’achat n’est pas dirigé par les coûts. Lorsqu’on entreprend un projet informatique, on achète de la création de valeur par la transformation. Certains de nos projets ont des taux de rentabilité très élevés. Cette rentabilité est atteinte grâce à des caractéristiques subtiles d’ergonomie, de flexibilité ou d’exploitabilité, qui vont permettre l’appropriation et l’intégration dans les processus métiers. Ce ne sont pas les caractéristiques d’un marché de « commodité ».

– Caroline, tu ne crois pas que tu exagères dans ton opposition systématique ? Noémie Lagourd vient de se projeter dans la discussion avec sa posture de psychanalyste sur un plateau de télévision.

– Je ne suis pas en opposition systématique, Caroline a du mal à ne pas laisser percer son agacement vis-à-vis de Noémie, il y a beaucoup de choses très justes dans ce livre. Par exemple, page 130, il est conseillé de s’intéresser plus à la sécurisation du legacy qu’aux opportunités associées aux nouveaux projets. C’est exactement ce que je souhaite que nous fassions en maximisant la valeur de notre « socle », en termes de fiabilité et de sécurité. Le bon fonctionnement de ce qui existe peut créer plus de valeur qu’un nouveau projet, même si c’est moins excitant. Qui plus est, page 133, Carr insiste sur l’importance d’attirer et de fidéliser les meilleurs talents. Je ne suis donc pas la seule à penser qu’en matière de système d’information, la compétence reste une valeur clé.

– Cette discussion est très intéressante, Laurence de V. a repris le contrôle de la réunion. Je remercie Caroline pour la pertinence de ses analyses ; c’est visiblement le fruit d’une bonne préparation. Je trouve néanmoins que nous restons trop théoriques, il nous faudrait quelques points plus concrets. Je demande donc à Antoine de travailler avec Caroline et de reprendre contact avec la société HeadStart pour effectuer un benchmarking des coûts informatiques par rapport à nos concurrents. Faites quelque chose de simple, pour que nous puissions en discuter à la rentrée, au moment des budgets ».

« À chaque jour suffit sa peine, pense Caroline, j’ai gagné une bataille mais pas la guerre ». L’idée de travailler pendant la période des vacances avec Antoine et ses collaborateurs ne l’enchante pas, mais elle se dit qu’elle va déléguer le sujet à Gilles Kupper.

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