lundi 5 avril 2010

Chapitre 1: Pourquoi l'informatique coûte-t-elle si cher ?

Cette journée avait pourtant bien commencé pour Caroline. La belle lumière du mois de Juin lui faisait particulièrement apprécier le plaisir de déposer ses deux filles à l’école, un bâtiment clair et moderne au fond d’une allée d’érables. Ce rituel, inscrit dans l’agenda deux jours par semaine, lui permettait de débuter la journée pleine d’énergie, captée sur les sourires de ses petites « têtes blondes », pas si petites que cela d’ailleurs. Le comité exécutif de 14 heures ne donnait pas lieu à s’inquiéter, avec une matinée pour préparer ses sujets et s’assurer qu’elle connaissait « par cœur » l’état des systèmes et la chronologie des incidents en cours avec leurs explications et plannings de restauration associés. De plus, le sujet principal était « la productivité de la fonction marketing chez MonEpargne.com ». On pouvait donc penser que pour une fois, l’informatique ne serait pas sur la sellette. Le sujet serait présenté par Antoine, le jeune loup de la stratégie, et Caroline avait bien senti la tension monter entre Antoine et Ravi, le directeur « Marketing et Clientèle », mais à chacun ses soucis…

MonEpargne.com, la société dont Caroline Raissac est le DSI, est une filiale d’une grande banque de détail, lancée en 2000, qui propose des produits d’épargne et des services de gestion sur Internet. Le produit phare est le portail client, qui permet d’agréger des produits proposés par la banque, par quelques banques partenaires au niveau européen, et des outils de gestion fournis par des « partenaires de services », des start-up du monde Internet. Ces outils permettent de manipuler, comparer, analyser ses comptes de trente-six façons possibles ; Caroline n’est toujours pas persuadée de l’intérêt réel, mais cela crée du trafic, et MonEpargne.com en profite pour vendre des produits financiers avec une belle efficacité. Ce nom évoque l’époque de la bulle Internet, et est devenu quelque peu désuet. Mais c’est le problème de la directrice de la marque… et en attendant, en interne, tout le monde l’a abrégé en « MonEp ».

Deux heures moins dix, Caroline entre dans la salle du conseil. Elle fait partie du comité exécutif depuis la création de l’entreprise, un des privilèges associés au fait de travailler dans une entreprise pour laquelle l’informatique est l’outil de production, l’usine au cœur du métier. Tout le monde n’est pas encore arrivé, mais Caroline a horreur de se faire remarquer, et préfère observer.

Antoine Viener, un jeune polytechnicien de 34 ans dont le grand front est accentué par un crâne dégarni, prend la parole. Caroline l’écoute avec curiosité : après tout, le marketing, comme l’informatique, est une direction pour laquelle il est difficile de définir de façon quantitative ce qui y est produit. Il s’agit de fonctions intellectuelles, dans cette « société de la connaissance et de l’information », et dont l’efficacité sur le terrain est associée à un écosystème externe d’acteurs et d’évènements. Il lui semble donc difficile de quantifier le travail de ces directions, et encore plus de lui associer une performance. L’exposé d’Antoine devient vite technique, et parle de coût de contact, de puissance et de fréquence… Caroline se souvient de ses cours de statistiques à l’ENSIMAG.

« Il n’est pas possible de considérer la productivité de la fonction Marketing sans évoquer l’ensemble des fonctions supports ». La voix claire d’Antoine Viener a sorti Caroline de sa posture d’écoute passive. « En particulier, la direction Marketing et Clientèle s’appuie fortement sur les outils informatiques mis à disposition par la DSI ».

Caroline s’est redressée sur son siège, cet excès de zèle d’Antoine ne présage rien de bon.

« Je me suis livré à une analyse des projets livrés par la DSI aux services Marketing sur les cinq dernières années. Les résultats sont alarmants. Les coûts augmentent de façon régulière, ainsi que les délais de réalisation, ce qui est logique par ailleurs.

Étant donné l’importance des outils informatiques dans la définition et la gestion des campagnes, nous avons une situation inquiétante, qui, en toute objectivité, rend difficile l’optimisation de la performance économique des fonctions marketing. Et je ne parle pas du décisionnel, dont l’activité repose à 100 % sur les services associés au datawarehouse.

– Mais la DSI n’est pas responsable de la taille des projets, réplique Caroline, ce sont les expressions de besoin qui sont devenues plus complexes…

– Allons donc, intervient Ravi Mutatsuru, directeur du Marketing, nous sommes sur des activités régulières et récurrentes. Lisez donc le Kotler, vous verrez : le marketing est une discipline mûre, nous innovons à l’intérieur de processus bien établis et standardisés. Je ne crois pas que la définition d’une campagne ou la validation d’un produit ait radicalement changé en cinq ans.

– Il ne s’agit pas de cela, au fur et à mesure des années, nous avons développé un parc applicatif complexe et interconnecté, les nouveaux outils ou projets d’évolutions doivent tenir compte de cet existant. Nous avons des coûts d’intégration qui augmentent, c’est normal. » Les mots de Caroline s’accélèrent sous l’effet de la tension.

Antoine Viener reprend la parole, après s’être assuré qu’il a maintenant l’attention complète de la présidente.

« J’ai pris un exemple concret – le petit rusé se souvient que la présidente adore se reposer sur des cas concrets pense Caroline – celui du projet de définition des groupes d’usages. Vous vous souvenez, il s’agissait simplement de faire ce que tout le monde fait, par exemple Amazon.com, c’est-à-dire proposer des services de gestion des comptes en fonction de l’appartenance à un groupe semblable en termes de contacts et d’opérations sur notre site. Le projet a coûté cinq millions d’euros ! De quoi payer cinquante personnes sur une année. Je n’arrive pas à comprendre pourquoi il faut cinquante personnes pour programmer une simple analyse statistique… et d’ailleurs avec cinquante agents commerciaux faisant des appels sortants, on pourrait sûrement générer plus de chiffre d’affaire qu’avec cette modification de notre portail.

– C’est vrai, au début de l’entreprise, on faisait plein de petits projets informatiques sympathiques, maintenant les coûts et les délais sont devenus impossibles ». Ravi a décidé de se joindre à Antoine, la diversion sur ses problèmes d’effectifs arrive à point nommé.

« Pas étonnant que tout le monde externalise, le modèle des DSI en France arrive à sa limite. Les DSI ne sont que des intermédiaires qui font travailler des sous-traitants en prenant des marges surprenantes, qui utilisent des matériels hors de prix, et même des PC facturés 1 500 par an alors qu’ils valent 500 à la FNAC. En fait les DSI françaises ne sont pas capables de faire les mêmes gains en productivité que les sociétés en Inde, qui ont acquis un niveau de maturité supérieure, c’est même Caroline qui l’a reconnu il y a un mois lorsque nous avions parlé de CMMI ». Cette charge vient d’être portée par Julie Tavelle, une grande brune qui s’occupe de la relation client sous l’autorité de Ravi, et se fait un devoir d’énoncer des vérités stratégico-géo-politiques depuis qu’elle est revenue de son MBA à l’INSEAD.

« Ne confondons pas tout, plaide Caroline qui est maintenant sous stress, nous pourrons revenir sur le niveau CMMI ou sur la différence entre un PC nu et un PC installé et maintenu, mais ce qui explique la montée des coûts du hardware c’est que nous avons augmenté les exigences de qualité de service alors même que notre nombre de clients augmentait. Je vous ai montré l’amélioration sensible des courbes de disponibilité il y a deux mois.

– Tout le monde sait que la qualité réduit les coûts d’opération, intervient Armand Pujol, le directeur du business development. Compte tenu du poids des opérations manuelles dans la structure des coûts, vous deviez constater des gains, et non pas une détérioration.

– Je vous rappelle que nous avons effectué un benchmarking sur les coûts d’opération par client il y a deux ans, et que nous étions bien positionnés…

– Antoine, avez-vous mesuré également l’évolution des coûts de la plate-forme d’envoi de SMS en masse ? » Ludovic Niège a décidé de venir en aide à Caroline. Cette plate-forme a été « outsourcée » à un grand intégrateur, la DSI étant en sous-capacité, et le projet a connu de nombreux incidents. Le dernier en date est l’augmentation de la maintenance par le fournisseur qui se plaint que les constantes demandes d’évolution rendent toute mutualisation impossible. Ludovic est le directeur financier, c’est un camarade de prépa de la présidente, il n’est pas facile d’ignorer ses remarques.

« Nous avons dépassé l’heure et ce sujet n’était pas à l’ordre du jour ». La voix glaciale de la présidente sonne comme le gong qui annonce la fin du premier round. « En revanche, il est clair que ce sujet est préoccupant et que la DSI doit travailler avec la direction de la stratégie pour exposer son plan de contribution à la productivité de l’entreprise ». Laurence de V. sait terminer une réunion, personne n’insiste et chacun replie ses classeurs. « En synthèse, nous avons construit une informatique chère, ce dont vous êtes tous responsables », Laurence de V. prend son temps en regardant l’ensemble des membres du comité exécutif, « et il est de notre devoir de savoir nous remettre en question. Je remercie Antoine de nous avoir conduit à cette prise de conscience ».

Caroline sort mal à l’aise. Elle sait que le sujet du coût de l’informatique est « vieux comme le monde (informatique) », elle sent confusément le piège et regrette de ne pas l’avoir vu venir. Elle n’a pas été à la hauteur, en cette époque où tout le monde ne parle que d’offshore et d’une « commodity IT », elle devrait avoir un dossier sous le coude en permanence pour défendre le bilan économique de la DSI.

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