lundi 5 avril 2010

Chapitre 5: La bureautique, un frein à l'efficacité ?

« Ça, c’est un carpaccio comme je les aime : le bœuf est sublime, un soupçon de parmesan pour ne pas masquer le goût, et une petite salade avec une très grande huile d’olive. Paul Bellon arbore un sourire qui fait plaisir à voir.

– C’est normal, ils utilisent du filet, et du bon en plus… tu sais que si tu veux le faire à la maison, tu peux l’aplatir avec un rouleau à pâtisserie, cela éclate les cellules et décuple l’impression de moelleux…

– leur roquette est excellente, ce sont des jeunes pousses, juste ce qu’il faut d’amertume ».

Caroline doit le reconnaître, l’idée de déplacer le comité mensuel des opérations sous forme d’un déjeuner a été un coup de génie de Paul Bellon. Ce comité réunit depuis un an Julie Tavelle pour la relation client, Armand Pujol, pour le business development, elle-même et Paul, qui anime en tant que Directeur de la qualité et des opérations. C’est une idée de la présidente, une façon de s’assurer que certains sujets un peu chauds sont traités en dehors du comité exécutif. Au début, les rencontres étaient un peu tendues, il est vrai qu’il est difficile de jouer un « jeu de rôles » lorsqu’on n’est que quatre. Mais les choses se sont améliorées progressivement, et le cadre du « Bardolino » se prête bien aux échanges informels. Ce restaurant italien décline l’ambiance du lac de Garde de façon chaleureuse, avec des petites tables rondes entourées de hauts fauteuils, des couleurs qui évoquent les lacs et les forêts, et un ensemble de gravures représentant des scènes des Dolomites que Caroline verrait bien dans son salon.

« Caroline, peux-tu m’expliquer pourquoi il est impossible d’installer Customer-Miner sur nos postes de travail, c’est un petit shareware qu’un de mes amis de l’INSEAD m’a conseillé, il permet de faire des analyses des causes d’insatisfaction client à partir des e-mails qu’ils nous envoient. C’est complètement automatique, c’est gratuit et c’est assez bluffant.

– Ce n’est pas impossible, mais ce que nous vous proposons, c’est d’attendre la prochaine version, la 8.0, qui est compatible YQ. Tu sais bien que nous commençons le déploiement d’un palier YQ dans les prochains mois. Nous allons upgrader tous les PC de MonEp de façon progressive.

– Encore un palier ! Je n’ai jamais vu une arnaque pareille et je ne comprends pas que nous rentrions dans ce jeu. » Armand Pujol a élevé sa voix sans s’en rendre compte et quelques clients du restaurant se sont retournés pour voir ce qui se passait.

« Tous les deux ans c’est pareil, cela nous coûte un maximum sans rien nous apporter. Il faut faire les formations, il faut payer les nouvelles licences, tout le monde perd un peu de temps pour s’habituer à la nouvelle disposition des boutons et des menus, une fois sur deux il faut ajouter de la mémoire, voire changer les processeurs… tout cela pourquoi ? Trois nouvelles fonctionnalités que 10 % des cadres vont utiliser trois fois dans l’année. J’ai regardé la place de la « maintenance logicielle » dans le coût complet bureautique, c’est impressionnant. Sans vouloir offenser Caroline, le prix facturé par la DSI est proprement délirant…

– As-tu compté le temps que tu passes chez toi à installer les logiciels, les mises à jour Windows, les antivirus et anti-spyware ? » Caroline se souvient non sans malice qu’Armand a dû réinstaller l’ensemble de son système suite à une infestation d’un spyware destructif. « J’espère que tu fais bien tes sauvegardes après ce qui t’est arrivé, tu comptes le coût du disque NAS dans ton PC à 499? Fais le compte, tu ne trouveras pas moins que l’équivalent de deux jours par an pour gérer ton PC domestique, à coup de petites heures de-ci, de-là. Et, lorsque tu as un problème, cela va beaucoup plus loin…

– De toute façon, Caroline, tant que tes utilisateurs ne feront pas de mesures sur leurs usages, ils seront insatisfaits. Je ne veux pas radoter, mais pas de progrès sans mesure… » Paul se tourne vers Armand, qui voit le directeur de la qualité enfourcher son cheval favori. « Armand, dans ta direction, est-ce que vous mesurez le temps qu’il vous faut pour produire et diffuser un document écrit ? Est-ce que tu connais le temps moyen pour organiser une réunion de 10 personnes ? Qui est en charge de mesurer le temps passé à la recherche d’une information contenue dans les archives de l’entreprise ? Comment évolue le temps que mettent tes équipes pour analyser des données sous Excel et préparer un Powerpoint ? Comment peux-tu dire à Caroline que ses paliers bureautiques ne servent à rien, si tu n’as pas constaté que les performances des fonctions bureautiques stagnent ? Pour mon propre usage personnel, je constate au contraire que je vais plus vite qu’il y a cinq ans… »

– C’est vrai qu’il y a très peu de données accessibles sur la productivité en termes de bureautique, et que les analyses un peu sérieuses sont souvent commanditées par les fournisseurs, ce qui n’en fait pas les meilleurs arguments » ajoute Caroline.

– Votre numéro de duettistes est bien réglé mais ne me convainc pas, reprend Armand. C’est vrai que cela mériterait des mesures, mais mon intuition est qu’elles ne feraient que montrer une dégradation. Depuis qu’on dispose du courrier électronique, tout le monde écrit à tout le monde, beaucoup plus vite assurément, mais cette abondance de la production ne crée pas du temps pour la lecture, la plupart des mails sont mal lus, ou pas lus du tout. Depuis que nous avons cette prolifération de gadgets pour rester connectés, le portable, le Blackberry, la carte data du PC, les gens sont de moins en moins joignables, on passe sa vie à se laisser des messages. Depuis que nous avons tous des agendas électroniques et qu’il est si facile de monter des réunions, nous passons notre vie en réunion, il n’y a plus de temps pour le travail personnel, ni même simplement pour préparer les réunions de façon sérieuse.

– Tu ne peux pas mettre sur le compte des outils les transformations de la société. Le monde s’aplatit, j’espère que tu es au courant. La mondialisation, le village global, le raccourcissement des distances, l’aspiration à l’individualisation des produits et des services… tout cela change le mode de fonctionnement des entreprises. Aujourd’hui, il faut pouvoir travailler anywhere, anytime, with anyone. Le réseau des personnes avec lesquelles tu interagis dans ton travail s’accroît sans cesse, les projets auxquels tu participes sont plus complexes en termes de coordination, même si la nature du travail n’a pas changé. Le talent est toujours aussi important, mais le temps du travail génial et solitaire s’éloigne et il faut travailler en équipe, donc faire plus de réunions. Les outils accompagnent cette évolution, en fait ils y participent parce qu’ils la rendent possible, mais ils n’en sont pas la cause. Les causes sont multiples et complexes, je ne vais pas te faire un cours sur la transformation de la chaîne de valeur, mais il est sûr que l’économie mondiale se transforme et que cela a une influence sur notre façon de travailler. Et ce n’est que le début… En fait, les outils amortissent une partie de ces perturbations. »

Caroline se plaît à observer Julie qui n’est pas moins passionnée qu’Armand Pujol. Caroline n’a pas les mêmes goûts et trouve souvent que les vêtements de Julie sont trop ostentatoires, mais ce n’est pas le cas aujourd’hui et ces chaussures sont vraiment très élégantes. Puis Caroline sort de sa rêverie et se concentre à nouveau sur la conversation.

« … Nous sommes maintenant en déplacement permanent, je te l’accorde, donc difficiles à joindre, mais quand même connectés. Autrefois, il aurait fallu choisir : chez le client mais non joignable ou à son bureau, très joignable mais pas très efficace. Le mail n’est sûrement pas la bonne façon de joindre de façon urgente, mais cela permet de travailler de façon efficace avec un large réseau, y compris avec des correspondants qui sont sur des fuseaux horaires différents. Tu te plains du nombre de réunions, mais une réunion n’est pas un but en soi, c’est un outil pour travailler en équipe. Avec les outils tels que le conference call, la visio ou même le portail de partage de documents, nous travaillons mieux en équipe qu’il y a cinq ans.

– Justement, intervient Caroline, le palier YQ est nécessaire pour déployer le nouveau logiciel CTI : click-to-interact. Avec les informations de présence qui sont collectées de façon implicite sous YQ, dès que vous cliquez sur le nom d’une personne sur l’écran, dans n’importe quelle application, vous avez accès à la liste des canaux pour la joindre, triés dans l’ordre d’efficacité, c’est-à-dire en fonction de son occupation et de ses préférences. Cela devrait répondre à une partie des frustrations d’Armand et éviter des pertes de temps.

– Et ne me dis pas que c’est encore un outil pour surveiller le travail des collaborateurs, ajoute Paul Bellon en souriant.

– OK, j’ai un stagiaire qui arrive en Janvier pour trois mois, je te propose de lui faire faire une étude de gain de productivité sur ton outil » Armand se sent un peu seul et préfère trouver une porte de sortie honorable.

– Ca c’est vraiment une bonne idée, on peut le mettre en binôme avec quelqu’un de mon équipe pour qu’il produise les bons indicateurs d’usage.

– Pour le dessert, je vous conseille le tiramisu » Paul a regardé sa montre et décidé qu’il était temps de conclure, « Il est servi avec son petit verre de café glacé à côté, c’est un vrai régal. »

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