lundi 5 avril 2010

Chapitre 9 : DSI contre start-ups

Cette lumière de fin de journée, qui donne une couleur de miel aux vieilles pierres du village qu’on aperçoit depuis la terrasse, intensifie la beauté exceptionnelle du paysage. Le comité exécutif termine un séminaire de deux jours sur la stratégie de MonEp et a choisi de venir travailler près de Gordes, dans un hôtel installé dans un vieux mas du XVIIe siècle. Entre le bleu du ciel et des lavandes, la douceur de l’air et les arômes de thym et de pinède, le mas distille une atmosphère apaisante, qui a permis à l’ensemble des participants de prendre du recul et d’approfondir leurs réflexions.

Le dîner sera servi dans une heure, pour l’instant c’est l’heure de l’apéritif et les conversations sont animées, autour de cette grande table ronde, suffisamment large pour accueillir tout le monde même s’il faut tendre l’oreille pour entendre ce que dit le convive en face de soi.

« Caroline, j’ai une question pour toi, lance Armand Pujol. Mon frère possède une petite entreprise, qui importe et distribue des grands crus en Europe. Il est spécialisé dans le brassage œnologique européen : il vend des grands vins italiens aux CSP++ en France, des bordeaux et des bourgognes à Milan, et des vins extraordinaires qu’il trouve en Espagne aux Anglais. Il s’est fait faire par une petite start-up, C2O, spécialisée dans les produits de configuration, un outil pour « construire » une cave, une armoire à vin, ou même simplement une caisse de 12 bouteilles. On l’utilise sur le Web, on définit ses contraintes, ses préférences, son budget… et le système génère un arbre de décision pour trouver la solution personnalisée de ses rêves. C’est très amusant, en répondant à quelques questions, on obtient une collection de bouteilles équilibrée et parfaitement adaptée à ses goûts. Sais-tu combien il a payé pour ce système ? 60 k! Tout cela pour un projet réalisé en trois mois qui tourne parfaitement. Lorsque j’avais étudié le projet de configurateur pour nos produits financiers, nous étions partis sur un chiffrage à 500 ket un délai de six à neuf mois. Comment expliques-tu cette différence ?

– Je ne vais pas gâcher la magie des lieux en t’imposant un cours sur les projets informatiques, et puis, c’est un sujet que nous avons déjà évoqué, répond Caroline avec le sourire. Un des points clés est l’intégration de cette application avec le reste du système d’information. Dans le cas de ton frère, comme il ne gère aucun stock physique, cette intégration est simple. Dans le cas de ton projet, il y avait une double intégration avec notre système pour utiliser les données clients et avec les systèmes partenaires pour assurer le provisioning automatique. Tout cela avec des hypothèses de volume différentes, du moins je le suppose. Ceci compte déjà pour un facteur deux. Le second facteur deux est l’exigence de qualité de service que ton équipe a imposée pour le configurateur de produits financiers. Une approche simple et des matériels bas de gamme permettent également de gagner un autre facteur deux. Pour finir, le prestataire informatique a eu un client idéal : une seule personne, avec peu de temps disponible, qui a confié une idée, voire une intuition, à une petite équipe qui a tiré le meilleur parti de ce qu’elle savait faire, sans allers-retours et sans expression de besoins complexes. Toujours en ordre de grandeur, cela doit peser un autre facteur deux. Après, tu fais le calcul, si c’est plus simple, cela va forcément plus vite…

– Cela me fait penser au projet de 2004, notre configurateur de tarifs pour faire de l’analyse de scénarios par simulation Monte-Carlo, intervient Ravi. Lorsque le projet a été confié à la DSI, nous n’avions plus que six mois pour pouvoir synchroniser sa mise en service avec le lancement des offres de rentrée. Au bout de trois mois, la conception n’était pas terminée et Nicholas est venu me voir pour m’expliquer que ce serait un drame si nous ne pouvions pas développer un outil en moins de six mois. En fait, les débats internes pour se mettre d’accord au marketing avaient duré un an… ».

Je ne savais pas que le « Baumes de Venise » pouvait jouer le rôle de sérum de vérité, se dit Caroline mi-amusée, mi-ironique. Elle se souvient du débat agité pour arriver à faire sortir un « petit outil », « tout seul dans son coin », en moins de six mois.

« Ton facteur deux pour la qualité de service, il me semble bien lourd, relance Paul Bellon.

– Bien sûr, c’est un chiffre symbolique, je ne sais pas vraiment de quoi on parle et quels sont les enjeux. Mais le plus souvent, avec une petite SSII de quelques personnes, la qualité de service est assurée par une superbe réactivité et un engagement exceptionnel… au début. Lorsque les hommes changent et que le temps passe, cette réactivité peut s’émousser et la compétence peut disparaître. Quand je regarde ce que nous dépensons pour nous assurer que précisément, cette situation ne se produira pas, cela représente une part significative des coûts opérationnels. » Caroline reprend un peu de tapenade sur son pain. Cet échange commence à aiguiser son appétit.

Noémie Lagourd écoutait la conversation d’une oreille distraite depuis le début, ses yeux sont perdus dans la contemplation du Lubéron. Ses origines méridionales s’accommodent fort bien de la chaleur, mais cette belle journée d’été lui semble plus une invitation à la méditation qu’au débat. Elle intervient néanmoins au côté de Caroline :

« La direction des ressources humaines fait un gros effort sur la gestion des compétences à la demande de la DSI. Vous n’imaginez pas ce que nous faisons en termes de formation et de gestion des astreintes pour garantir que la bonne compétence est toujours disponible à n’importe quel moment. Contrairement à ce qui s’est passé avec le logiciel installé par Nicholas Spencer l’an dernier, nous assurons que les compétences critiques sont dupliquées.

– Nicholas a acheté un outil de data mining, complète Antoine Viener, auprès d’une start-up de la Silicon Valley, tellement performant que la start-up s’est fait racheter, les fondateurs sont partis au bout de six mois, et il n’y avait plus personne pour faire du support lorsque les modèles de scoring sont partis dans des boucles infinies de calcul.

– C’est pour éviter ce genre de situation que lorsque nous travaillons avec une start-up, nous la mettons en tandem avec un intégrateur qui a « pignon sur rue », et nous plaçons le code source en dépôt de garantie. Cela ne fait plaisir à aucune des parties et ce n’est pas la meilleure façon de faire une bonne négociation, mais c’est le prix de la tranquillité d’esprit.

– Je comprends ce que dit Caroline sur le coût complet des projets, mais je ne suis pas sûr que ce raisonnement s’applique dans tous les cas, et puisse expliquer les écarts de coûts en termes de développement, dit Antoine qui cache ses yeux derrière des lunettes de soleil spectaculaires, avec des verres orangés encadrés par une monture en magnésium. Un de mes amis m’a raconté qu’ils ont remplacé un système d’information confié à un grand intégrateur, et qu’ils ont divisé les coûts par 10 ! Ils utilisaient un système d’information géographique pour collecter les statistiques de vente de leur réseau de distribution, croisées avec des informations de géomarketing achetées à une société externe. Leur système est assez sophistiqué, et leur a coûté près de 3 Mde développement. Comme ils en avaient assez de payer la maintenance, ils ont demandé à une petite société spécialisée dans le Web 2.0 de leur faire un système équivalent. Le résultat est très proche, même s’ils en ont profité pour simplifier et ne conserver que les fonctions réellement utiles, mais l’ensemble du projet a coûté 400 k. Je n’ai rien compris à ce qu’il me racontait sur ce Web 2.0, mais j’ai bien compris qu’ils utilisent Google Map et qu’ils ont abandonné leur système propriétaire. Je ne crois pas qu’ils ont fait des économies sur les serveurs ou les opérations, mais diviser par 10 l’acquisition et la maintenance du logiciel, cela semble une bonne idée, non ?

– C’est sûrement une bonne idée, surtout si elle est présentée de cette façon. » Caroline s’interrompt, respire longuement et ferme les yeux. Puisque l’apéritif se transforme en partie de go, autant prendre son temps et choisir son rythme. Antoine la regarde avec surprise, ainsi que Paul et Armand, mais les autres convives sont plongés dans des discussions mieux appropriées à la beauté des lieux que l’analyse des coûts informatiques. « Pour répondre simplement, le Web 2.0 c’est un joli nom pour une tendance lourde, que nous regardons sérieusement et que nous avons déjà commencé à exploiter dans le développement de nos interfaces. Ceci dit, ce n’est pas une méthode magique, et ton exemple est moins spectaculaire que tu ne le penses. Dès qu’on décide de refaire une application informatique, en se concentrant sur les 80 % les plus utiles, on divise les coûts de développement par deux, même en utilisant la même technologie. C’est une sorte d’axiome du métier : on fait toujours mieux et plus simple la deuxième fois. Puisque tu aimes la technologie branchée, tu peux te souvenir d’Ajax, cela permet effectivement de faire des interfaces beaucoup plus simplement. En revanche, il n’y a pas que les interfaces dans les systèmes, et une grande partie de nos systèmes, qui ont des contraintes transactionnelles de débit et de temps de réponses, ne sont pas encore prêts à être constitués par un simple assemblage de services du monde Web 2.0.

– Merci pour cette explication, je crois que nous avons assez parlé de systèmes d’information pour la soirée, commente Ludovic Niège.

– Savez-vous que Caroline va nous quitter pour quelque temps à la fin de l’année, demande Noémie en adressant un clin d’œil à Caroline.

– En effet, je vais partir pour quelques mois et je serai provisoirement remplacée par Gilles Kupper. Gilles est très sérieux, c’est un véritable expert de l’informatique qui a obtenu son doctorat à Paris VII et il connaît la DSI depuis la création de MonEp. Pour ma part, j’attends notre troisième pour le début de l’année prochaine.

– C’est donc pour cela que tu préfères le Coca Light au muscat, commente Paul, tu me rassures…

– Tu passes dans la catégorie des familles nombreuses, cela devient un système complexe, ajoute Ludovic Niège avec malice.

– Je crois qu’il est temps de passer à table, conclut Noémie. Le dîner est servi. »

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