Voici de nouveau l’automne, pense Caroline en insérant distraitement un CD de Shania Twain dans son autoradio, la saison des feuilles mortes et des budgets.
« Ka-ching ! »… les paroles de cette chanson qui critique la société de consommation la font sourire. Il va être temps de penser aux cadeaux de Noël. Caroline engage sa voiture dans le parking souterrain en se félicitant d’échapper à cette bruine matinale.
L’air froid et humide semble avoir déteint sur l’humeur de ses collègues, tout le monde semble morose ce matin en comité exécutif. Caroline se demande si le chauffage est en panne ou s’il s’agit d’un nouveau plan d’économies. Le groupe se presse autour de la machine à expresso, comme si le liquide brûlant pouvait réchauffer les âmes. Le premier sujet à l’ordre du jour n’est pas sans rapport avec le soupçon d’inquiétude que Caroline entend dans les apartés, pendant que chacun s’installe avec son café. C’est Ludovic Niège qui commence, avec un premier rapport de synthèse sur l’ensemble des budgets prévisionnels qui ont été présentés à la présidente durant la semaine.
« J’ai commencé à établir le budget consolidé sur la base des documents que vous avez bien voulu me faire parvenir, je suis étonné par la part en forte croissance de vos dépenses informatiques. » La voix de Ludovic est aussi froide que la salle. La DSI fonctionne en centre de service et refacture ses prestations à chaque direction métier. Le document envoyé à la direction financière inclut le montant chiffré par la DSI en fonction des demandes pour l’année à venir.
« Ce sont les tarifs de la DSI qui sont en constante augmentation ! Armand Pujol a été le plus rapide à réagir. Pour ma direction, nous avons une part projet, qui correspond à nos demandes, qui reste constante ; chaque projet est justifié soigneusement avec une analyse du retour sur investissement. Tous mes projets ont un excellent ROI sur 24 mois et la plupart sont rentabilisés sur un an.
– La part projet est constante, réplique Caroline, mais la part d’exploitation augmente parce que nous rajoutons chaque année des systèmes nouveaux correspondant à des projets nouveaux. La vitesse de croissance de notre parc applicatif est trop forte pour que la DSI puisse l’absorber. Nous sommes obligés d’ouvrir une nouvelle salle machine cette année…
– Il n’y a pas que la ligne budgétaire liée à l’exploitation qui augmente, fait remarquer Julie Tavelle, la « taxe » pour l’infrastructure d’intégration, est également en forte augmentation cette année…
– C’est normal, nous sommes en train de déployer une infrastructure de sécurité mutualisée, avec SSO, Single Sign On, – Caroline se souvient trop tard qu’elle doit modérer son usage des acronymes – ce qui permet à chaque client de ne s’authentifier qu’une seule fois et de pouvoir ensuite naviguer sur l’ensemble de nos sites. Cette infrastructure nous permettra également de déployer ce qu’on appelle une authentification forte. Tous les clients dont les transactions dépassent 1 000 euros recevront une clé USB, qui leur permettra de passer leurs ordres d’où ils veulent dans le monde, sur n’importe quel PC, avec un niveau de sécurité inégalé.
– Caroline, tu sais que je suis à 100 % en faveur de ce projet, reprend Julie, mais je ne comprends pas pourquoi il est financé sous forme de taxe, ce qui complique la présentation métier de notre propre budget. Il s’agit d’un enjeu stratégique, qui devrait être porté par la direction générale, ou par la direction stratégique.
– Vous m’avez déjà entendu m’exprimer sur le sujet, la présidente intervient avec une douceur qui n’est pas habituelle mais qui ne trompe personne. Il est indispensable que les investissements collectifs pour le bien de l’entreprise soient portés par tous d’un point de vue financier, c’est la seule façon pour être sûr qu’ils sont portés par tous en termes d’engagement et de support.
– Mais le payback de ce projet est de plus de quatre ans, s’interroge Ravi Mutatsuru.
– Cet investissement est également nécessaire pour aller vite dans l’ensemble de nos projets, pour pouvoir faire les évolutions que vous réclamerez dans deux ans. Le ROI est calculé sur les économies de fonctionnement et sur les réductions pour les projets que nous connaissons. D’ici quatre ans, il y aura sûrement d’autres projets qui vont en bénéficier. À l’inverse, si nous ne faisons rien, nous allons prendre plus de temps sur les prochaines évolutions de la sécurisation de nos sites.
– OK, je comprends l’importance de la sécurité, mais pourquoi construire également un datawarehouse commun cette année ? C’est également un gros investissement.
– Nous avons deux nouveaux projets de datamart cette année, et nous continuons à faire évoluer les deux qui existent. Il est temps de mutualiser pour réduire les coûts de possession, réplique Caroline.
– Mais ces projets décisionnels ont tous un fort intérêt métier et un payback rapide, intervient Nicholas Spencer, le directeur des études et analyses. Plutôt que freiner leur développement par une approche industrielle lourde, ne vaut-il pas mieux favoriser l’agilité et laisser chaque département gérer son datamart ?
– Ces ROI sont calculés à partir des premières applications décisionnelles qui correspondent à un besoin urgent, mais que fait-on ensuite ? Les années sont différentes, la valeur produite par les analyses n’est pas toujours capable de justifier les coûts d’exploitation, et la désinstallation n’est jamais acceptable. Il faut donc trouver un moyen de faire baisser les coûts à long terme. Prenons l’exemple du nouveau datamart sur les produits de crédit, pour lesquels tu espères augmenter le taux de pertinence de 25 % lors de notre prochaine campagne d’automne. Tu ne peux pas espérer faire le même gain chaque année, tandis que le ROI se dégrade fortement si on ajoute les coûts d’exploitation et de maintenance, et qu’on le calcule sur cinq ans.
– Je comprends ces raisonnements, mais je ne comprends pas comment justifier des investissements qui se fondent sur des scénarios à trois ou quatre ans, pour lesquels nous sommes en pure spéculation, reprend Ravi.
– Il est important de raisonner à trois, voire cinq ans, et de ne pas toujours décider à court terme, Antoine Viener défend son territoire et apporte un soutien inattendu. C’est la seule façon de mettre en œuvre des plans de rationalisation et de mutualisation. C’est un peu plus compliqué, mais comme le disait Emmanuel Kant, on mesure l'intelligence d'un individu à la quantité d'incertitudes qu'il est capable de supporter. »
La présidente reprend la parole pour éviter que cette passe d’armes ne dérape.
– Je suis allée visiter le nouveau centre d’appel de BPN, et ils nous ont présenté leur nouveau portail d’auto-assistance pour les clients. Ils ont installé une fonction très astucieuse : il y a des forums pour discuter des produits et de leurs utilisations comme chez nous, les clients répondent entre eux, mais il existe un système de parrainage et de vote. Chaque fois qu’une réponse d’un client aide un autre à mieux utiliser un service, le second le signale en votant et augmente le « score de pertinence » du premier, ce qui le met en visibilité dans sa communauté des internautes et lui crédite des points de fidélité. Ils ont réduit leur taux de prise d’appel téléphonique de 5 % en les détournant sur le portail Internet ; je ne comprends pas que nous n’ayons pas fait la même chose. Caroline, pourquoi n’y avez-vous pas pensé ?
– Laurence, ce n’est pas le job de Caroline, intervient Ludovic Niège. Nous avons assez insisté sur le fait que les métiers sont responsables de l’évolution de leur SI. Mais qu’en pense Armand, est-ce une nouvelle opportunité, cette façon de faire travailler nos clients pour nous ?
– Moi je ne comprends rien à l’informatique, déclare Armand Pujol, chaque fois que nous discutons avec la DSI d’un nouveau projet, cela coûte très cher. Ca fait des années que je rêve de créer des réseaux coopératifs avec nos clients. Au lieu de cela, cette année, la moitié de mon budget est consacrée à la « refonte » de notre système de gestion des partenaires. Cela ne m’apporte rien d’un point de vue métier, et cela nous empêche d’innover, faute de ressources ».
Caroline s’est échappée du débat pendant quelques secondes, elle se souvient des paroles de la chanson du matin « All we ever wanted is more ». Les débats budgétaires avec Armand Pujol sont les plus tendus car la posture « moi je ne comprends rien… » est une façon de ne pas avoir à écouter les arguments de la DSI.
– Nous avons déjà eu ce débat plusieurs fois… la refonte du SI partenaire est nécessaire, nous sommes arrivés en fin de vie et de capacité du système, alors que notre activité est en croissance. Tu ne peux pas dire que cela ne t’apporte rien d’un point de vue métier : s’il y a un incident, c’est toi que les partenaires appellent, comme tu nous le fais souvent remarquer. Et si nous sommes incapables d’implémenter un nouveau service l’an prochain parce que le système est saturé, ce sera un problème « métier ».
– Pourquoi ne pas trancher le débat en triant les projets par ROI sur une période de trois ans ? propose Antoine. Si les refontes sont nécessaires, cela doit se voir quelque part.
– Si nous ne faisons pas les refontes parce que le calcul du ROI montre que ce ne sont pas les meilleurs investissements sur trois ans, nous allons laisser se détériorer la performance économique de notre parc informatique, les coûts unitaires vont augmenter, qu’il s’agisse de l’exploitation ou de la maintenance, et tous les ROI des projets que vous voulez engager vont devenir faux parce que vos coûts complets sur cinq ans seront grossièrement sous-estimés…
– Ça c’est astucieux, s’amuse Antoine, puisque tes ROI ne sont pas bons, tu détériores ceux des concurrents.
– Ce ne sont pas les refontes de la DSI, rappelle Ludovic Niège, mais les vôtres.
Je vous propose d’arrêter ici cette discussion. Je vais travailler avec la DSI pour chiffrer deux scénarios, un qui favorise les nouveaux projets et un qui favorise la performance économique des systèmes actuels, et nous pourrons comparer les impacts à trois ans lors du prochain comité.
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